Et bien voilà, nous y sommes ! Lapin de Pâques est bien venu ce matin après nous avoir posé un lapin hier. Il avait des circonstances atténuantes cependant pour ce dimanche de Pâques. En raison d'arrêts de travail de certaines catégories de personnel, dont les rennes attelés, sa tournée avait été reportée au lundi.
Je sais. Depuis quelques heures déjà, vous trépignez d’impatience, dévorés par la curiosité. Vous mourrez d’envie de savoir si j’ai vu, ou même simplement entrevu, Lapin au moment où, une fois sa mission accomplie, il s’apprêtait à sauter le mur de clôture. J’étais bien sûr à l’affût dans mon jardin et cela bien avant le lever du jour. Pas question de somnoler dans la pénombre comme une sentinelle de cinéma qui se laisserait aller à un petit roupillon en douce. J’étais aux aguets, l’oeil vif, l’oreille dressé et les naseaux discrètement frémissants. J’ai attendu et j’ai vu. Mais qu’ai-je vu exactement ?
Tous vous attendiez une réponse. Une réponse que mon embuscade pascale est censée fournir. Je vous connais bien, votre imagination vagabonde volontiers et vous guettez l'empiétement éventuel. En d’autres termes,vous aimez vous émerveiller et n'avez pas toujours les pieds sur terre et la tête sur les épaules mais restez la vigie de toutes les orthodoxies. Vous aimez être bonimentés et aimez même vous en laisser conter. Indulgents en diable et prêtant volontiers l'oreille au premier bonimenteur venu ou au dernier complimenteur qui vous flatte l'encolure et disposés à croire toutes leurs fariboles surtout s'ils vous promettent la lune, vous vous laissez même parfois conduire ainsi aux urnes. Mais sur un sujet aussi grave que le Lapin de Pâques, allez-vous gober tout ce que je vous dirai ? Même si je plante mon regard dans le vôtre en vous rassurant d'une voix suave et mielleuse sur le mode: "Vous pouvez me croire !".
Très récemment, m’a été rapporté le contenu des entretiens que Youri Gagarine aurait successivement eus avec le président du Praesidium du Soviet suprême et Sa Sainteté le pape. Nicolaï Ignatov et Paul VI reçurent en effet en grande pompe le premier homme qui a volé dans l’espace . A l’issue de la réception au Kremlin, Ignatov entraîna un instant Youri légèrement à l‘écart et lui demanda si, là-haut, il avait vu des anges. Gagarine lui répondit par l’affirmative et, après un instant de silence, Ignatov lui fit jurer de ne jamais rendre publique leur existence. Gagarine ne pouvait qu’accepter. Lors de la réception au Vatican, Paul VI ne manqua pas de faire un aparté avec le cosmonaute et de lui poser la même question. Se souvenant de son serment de taire ce qu’il avait vu, il répondit qu’il n’avait vu aucun ange. Le pape lui demanda alors de lui promettre de ne rien révéler de cela et de toujours dire qu’il avait bien vu des anges dans l’espace.
Si Youri Gagarine vous avait interrogé sur les raisons qui devaient lui faire accepter de dire le contraire de ce qu’il avait vu dans le premier cas et le contraire de ce qu'il avait promis ne pas avoir vu dans le second cas, quelles sont les explications que vous lui auriez données ? Ignatov et Paul VI auraient chacun habillé leurs raisons de mille mots, mais n'en reste pas moins que tous deux avaient sollicité de la part de Gagarine de jouer de ses propres illuminations. Car vous le savez quant à vous que les anges n'existent pas ou alors de manière très parcimonieuse.
Un mensonge qui sert la cause et dessert la critique en quelque sorte. Vilain mensonge ou vérité dissimulée pour une bonne cause ? N’est-ce pas cela qu’on appelle un pieux mensonge dont toutes les croyances font un usage immodéré et dont certains vont jusqu'à abuser ?
Au retour de mon escapade, je savais que l’heure de vérité approchait. Il me fallait gagner du temps, me préparer à rendre compte le plus fidèlement possible de ce que j'avais vu, mais surtout de ce que je n'avais pas vu, ce qui est bien plus intéressant et même ardu.
Je décidai alors d’entreprendre ce qui me permet toujours de me concentrer le mieux. J’empoignai à pleine main le gigot de l’agneau pascal et le badigeonnai d’huile d’olive, puis l’enduisis d’une abondante couche d’herbes de Provence.
La veille au soir, juste avant de peindre mes oeufs de Pâques, je l’avais littéralement lardé de gousses d’ail. Accompagné de flageolets et d’une bonne batavia à la ciboulette, le régal était assuré et la mise en jambe pour la tarte aux myrtilles tout autant. Je vois déjà vos yeux qui brillent ; il est donc si facile de vous balader, de vous mener par le bout du nez, de vous enduire le nez de farine ?
Ce lundi de Pâques, le temps était couvert mais la tempéra…« Stop ! Une voix impérieuse et impérative me coupe ! Finies les digressions ! Je dois désormais vous céder. Ai-je vu le Lapin de Pâques ? Oui ou non ? »
Et bien oui, je l’ai vu. Beau, grand, au mieux de sa forme. Des oreilles longues, dressées, magnifiques. Des moustaches généreuses, un nez renifleur en activité permanente. Un œil, rond, rieur, moqueur . Deux magnifiques incisives blanches. Une démarche souple, altière comme Perrette se rendant à la ville
Une petite queue discrète, une queue de lapin en quelque sorte. Je ne comprends pas que certains s'obstinent à prêter tant de vertu à une patte de lapin alors qu'une queue de lapin est si douce et peut tout aussi bien faire l'affaire. Une robe de feu tachetée de blanc. Des cuisses longues, musclées comme autant de ressorts.
Je l’ai vu, je lui ai même parlé. Juste au moment de sauter la clôture. J’avais mon sachet de gros sel dans la main gauche, quelques grains de sel dans la main droite. J’avais choisi le meilleur, la fleur de Guérande. Je n’ai pas eu à l' utiliser. Lapin s’est arrêté quand il m’a vu et a avancé vers moi, engageant, détendu, la main tendue, souriant, enjôleur même. Il me dit : « Je te connais, tu es un copain de Philippe. Il m’a souvent parlé de toi. Je sais que tu ne ferais pas de mal à une mouche, alors à un lapin ! » Et nous avons passé un long moment ensemble, assis sur le mur pattes et jambes ballantes, à deviser gaiement, à nous faire des confidences, à nous confier quelques secrets et même à rire sous cape. Nous avons évoqué le souvenir de Youri Gagarine qui nous a quittés un 27 mars, en 1968, il y a cinquante ans déjà. Youri Gagarine qui a si bien menti sans jamais vraiment promettre, simplement en égarant volontairement toutes les vérités.
Nous avons évité les sujets qui fâchent : nous avons parlé de l'Ukraine, de Gaza et de la Cisjordanie qui inspirent si joliment ceux qui ne subissent pas le pire.
Lapin de Pâques est de bonne compagnie et sa conversation est agréable, édifiante même. Lui non plus ne s'en laisse pas facilement conter, en période électorale ou par calme plat. Mais l’heure tournait et le gigot met du temps à cuire. Nous nous sommes quittés, nous promettant de nous revoir à la Pâque prochaine, même endroit, même heure. D’un bond extraordinaire, Lapin sauta par dessus le mur. Juste avant de se perdre dans les frondaisons voisines, il s'est retourné un court instant et il m'a fait un clin de l'oeil et un petit signe de la main. Nous nous étions compris ; nous nous retrouverons également à Noël qui cette année tombe en décembre.
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est que sur le rebord de ma fenêtre, le panier rempli d’oeufs peints la veille était toujours là. Intact. Mais on ne m'enlèvera pas de l'idée, que c'est bien Lapin qui dépose les œufs dans les bouquets de narcisses même si je sais que tous les lapins ne pondent pas.