Acte I
Dans les sphères, c’est la nuit.
FAUSTIGNAC (grave). – Je crois que... (un temps) que je vais dissoudre
ANGE (après un temps, terrifié). – Ne faites pas ça !
NIBEL (atterré). – Vous ne pouvez pas faire ça !
POIVRE (ahuri, comme toujours). – Dissoudre quoi ?
FAUSTIGNAC. – Une fois dissous nous pourrons respirer... (prenant confiance dans sa propre idée) Je vais dissoudre, je vais le faire
POIVRE. – Dix sous, ce n'est pas grand-chose
ANGE. – Vous n’êtes pas obligé. Utilisez-moi comme fusible
FAUSTIGNAC. – Inutile, ça ne changera rien, c’est dissoudre qu’il faut
ANGE. – Je veux être votre fusible... grillez-moi, par pitié, mais ne dissolvez pas
POIVRE (excité par ces mots). – Grillez-le !
NIBEL. – Il fait nuit
FAUSTIGNAC. – Je m'en fous, je dois dissoudre, il n’y a que ça
POIVRE. – Dissoudre quoi ?
ANGE. – Dissolvez-moi, dissolvez-moi
FAUSTIGNAC. – Tu es un ange, je ne peux pas dissoudre un ange, et puis j’ai encore besoin de toi, il me reste encore un ange, je te garde à mes côtés, tu peux servir
ANGE. – Il faut attendre ! Attendez au moins... attendez... (il cherche) que ça aille plus mal... Il arrivera un moment où les choses, à force de s’effilocher, se dissolveront bien d'elles- mêmes et alors on ne pourra pas vous en vouloir, vous ne ferez que porter le coup de grâce, achever la bête qui crève
FAUSTIGNAC (cavalier). – Sans attendre, il faut dissoudre
NIBEL. – La nuit tout est indifférent, on est enfin libéré de soi, on peut flotter
POIVRE. – Tout se mélange
FAUSTIGNAC. – Si je ne dissous pas, je suis bloqué, comme un animal pris dans la pierre... il faut prendre les corps de vitesse...
ANGE. – Si vous dissolvez, vous cédez à vos adversaires, vous donnez raison à ceux qui vous le demandent... Ils veulent votre peau
FAUSTIGNAC. – Si je ne dissous pas, je donne l’impression d’ignorer le peuple, mais c’est le dissoudre qu’il faut
ANGE. – Vous ne pouvez pas dissoudre le peuple, vous n’avez pas ce pouvoir
FAUSTIGNAC. – Le peuple est déjà dissous
POIVRE. – À quoi bon ?
FAUSTIGNAC. – Je veux le mettre face à sa dissolution...
POIVRE (lumineux, semblant comprendre). – ah, il veut le mettre...
FAUSTIGNAC (il mime le geste de la main). – ... le nez dans sa...
ANGE (coupant). – Vous ne maîtrisez pas les conséquences de votre acte
FAUSTIGNAC. – Je peux gagner si tout est dissous, le brouillard est bon pour moi
ANGE. – Cela se recompose plus que vous ne croyez... C’est la fameuse loi de réaction de la dissolution : plus la dissolution les frappe de haut et contre leur gré, plus les dissous éprouvent le besoin de se recomposer. Les dissous tournent sur eux-mêmes comme des âmes, voyez-vous, perdus, s’entrechoquent... les dissous se sentent bannis... il leur faut un corps et du sang, il leur faut faire corps, refaire bloc contre ce qui les a dissous. Ils se coalisent avec un autre dissous qui hier était membre d’un corps adverse, peu importe, pour peu qu’ils aient un corps. C’est la loi d’attraction vers le corps. On dit que les forces se recomposent... mais les corps eux-mêmes sont des forces, voilà la vérité. Tout le monde veut un corps, vous savez
FAUSTIGNAC. – Je ne crois pas aux corps, les corps c’est mort, c’est fini
ANGE. – Le peuple mort-vivant n’aime pas être dissous, il veut se faire croire qu’il est encore un grand corps chaud... les gens se regardent, se font des sourires entendus, ils font corps, font semblant... Vous allez donner au peuple une occasion d’être fier de lui... (visionnaire) Les gens demain vont sortir de leurs clapiers, par milliers... les poules hors de leurs cages ! Les petits employés d’entretien vont venir narguer les cadres qui les ignoraient... leur sourire silencieux à la bouche, lundi matin, dans les couloirs, comme un masque d’orgueil... les bossus sous votre fenêtre, vont remonter par les tuyaux de chiotte et...
FAUSTIGNAC (saisi d’effroi, comme s’il avait mis la main dans un nœud de serpents visqueux). – Tais-toi, ange, tu veux me pétrifier
ANGE. – Je veux vous sauver, vous n’êtes pas maître des corps, vous ne comprenez rien aux spectres
FAUSTIGNAC (s’encourageant lui-même). – Je peux gagner
POIVRE (extasié). – C’est beau à voir, il ressemble à un sportif
NIBEL. – Il veut se sauver
POIVRE (ahuri). – Se sauver où ça ? Il n’y a nulle part où aller, c’est partout la nuit
NIBEL (durcissant le ton). – Se sauver tout seul, il croit qu’il n’a pas besoin d’un ange
POIVRE (le regard dans le vague, rêveur). – Il aime le brouillard
NIBEL. – S’il ne commence pas par se dissoudre lui-même, il est perdu
FAUSTIGNAC (catégorique, l’index pointé sur la table). – Je dissous
Acte II
Un mur d’écrans, une cascade d’écrans en abyme, tout est plat, sans profondeur, les voix divergentes se ressemblent, se chevauchent et se font écho, sans s’adresser ni se répondre les unes aux autres.
PREMIÈRE VOIX. – C’est un coup de théâtre
DEUXIÈME VOIX. – C’est un coup de tonnerre
TROISIÈME VOIX. – C’est un coup de poker
QUATRIÈME VOIX. – C’est un coup de maître
CINQUIÈME VOIX. – C’est un coup de bluff
SIXIÈME VOIX. – C’est un coup de pute
Les voix essaient d’entrer en dialogue, le désordre semble engendrer un semblant d’ordre.
QUATRIÈME VOIX. – Maintenant au moins les choses sont claires !
TROISIÈME VOIX. – Tout est plus confus que jamais ! Comme à la guerre, on ne sait plus très bien qui est ennemi, qui attaque, qui gagne, c’est le brouillard de la guerre
QUATRIÈME VOIX. – Tout le monde est dissous, c’est un coup de maître
DEUXIÈME VOIX. – Ce sont les faux êtres qui tremblent à la foudre, ceux qui ont peur du peuple
QUATRIÈME VOIX. – Maintenant on est tous en puzzle, on a des morceaux des uns dans les autres... Vous pouvez vous croire progressiste à l’état molaire, mais vous vous retrouvez salaud antisémite à l’état moléculaire... Les fachos ont du gaucho en mosaïque...
DEUXIÈME VOIX. – On ne reconnaît plus les siens, entre chien et loup... Maintenant le peuple va parler, c’est un acte de confiance envers le peuple. Seul le peuple peut se sauver lui-même, ceux qui ne sont rien
TROISIÈME VOIX. – Certains hommes jouent au poker avec nos institutions... Ils ne pensent qu’à dissoudre quand il faut faire rempart...
CINQUIÈME VOIX. – C’est irresponsable
PREMIÈRE VOIX. – C’est un banquier, c’est un philosophe, c’est un entrepreneur, c’est un acteur, c’est un tragique
CINQUIÈME VOIX. – Le banquier tragique
SIXIÈME VOIX. – La pute tragique
PREMIÈRE VOIX. – Votre peuple ne vaut pas mieux
QUATRIÈME VOIX. – Confiance, ayez confiance, ce sont les partis qui sont dissous, mais derrière cet écran de fumée... le peuple est la chose même, solide, cristalline, l’ultime, l’indissoluble
PREMIÈRE VOIX. – Votre peuple aussi joue la comédie et putifie par tous les bouts
CINQUIÈME VOIX. – Le cristal part en fumée
SEPTIÈME VOIX. – Ça fourmille là-dedans de putes moléculaires... en essaims, vous en avez en vous, virales, symbiotiques, en impétigo étoilé...
Les idées se dissolvent et se mélangent. Le chaos.
Acte III
Les sphères, nuit.
FAUSTIGNAC (sombre, se parlant à lui-même). – J’ai dissous une fois, je l’ai fait, je peux le refaire, j’ai ce pouvoir, moi seul l’ai... (Il se concentre) Je peux dissoudre encore et encore
NIBEL (grave). – Il dit qu’il dissout, il dissout, il n’a que ça à la bouche... (il prend un grand air) « Je dissous », comme cette phrase se contredit elle-même... Si dissoudre veut dire quelque chose, c’est le moi qu’il faut dissoudre ! , commençons par ça, ce serait le minimum... (Gueulant à l’oreille de Faustignac, comme on fait avec un vieux) Commence par t’éplucher toi-même et te bifurquer !
FAUSTIGNAC (sourd, toujours absorbé). – La dissolution a fait son œuvre, elle a polarisé, réorganisé les corps en blocs antagoniques et me voilà maintenant au milieu, par un trou de souris, c’est 36, c’est 68... je suis le Front aplati... le balancier est cassé... je suis le centre partout de la sphère infinie dont la circonférence n’est nulle part... je sauve la situation que j’ai moi-même créée, je rassure les marchés, je gagne, je gagne encore
POIVRE (qui essaie de comprendre ce qui se passe). – Ah ce sont des blocs ! Des black blocs... qui s’affrontent, ce sont donc maintenant des fronts...
NIBEL. – Il veut être la providence de son propre sabotage
FAUSTIGNAC (absorbé dans sa vision, comme s’il déclamait). – Je veux donner un cap clair... Républicain...
POIVRE. – Ah c’est républicain !
FAUSTIGNAC (en boucle, comme un disque qui saute). – Pour nos compatriotes... Tout se passe comme si... Dans le même temps il n’en demeure pas moins... Les choses sont claires... Nos valeurs... En responsabilité... Nos enfants... Il faut les décarboner... Avec huit nouveaux réacteurs nucléaires... Les indexer sur l’inflation...
NIBEL. – Les gros corps... toujours les corps froids, État, partis, peuple, personnes, enfants... On étouffe là-dedans, dans les personnes et les corps, tous devant nos tétées nos télés comme des blaarkops en blanquette sur leurs banquettes... Il nous faut plus petit, il faut aimer le plus petit, le petit rien, la particule, atteindre aux forces élémentaires...
FAUSTIGNAC (imperturbable, mitterrandien). – Moi ! Le sursaut ! Dissolvez-vous, ralliez-vous !
Épilogue
NIBEL (seul, face à un public qu’il ne voit pas, plongé dans le noir). – La dissolution est notre grande affaire, mais tout le monde trahit la dissolution... Personne n’assume d’être dissous. C’est toujours pareil, on se fait dissoudre d’en haut, verticalement... et les dissous n’ont plus qu’une envie, refaire leur identité, se ressouder... Le grand dissolvateur peut nous dissoudre à nouveau dans un an, il peut nous dissoudre comme ça tous les ans, c’est parce qu’on se sera recomposés... Le petit jeu peut durer longtemps. On se fait dissoudre, on se recompose, on se fait dissoudre, on se recompose... C’est la réaction d’orgueil du corps à sa dissolution. Si seulement nous pouvions rester dans cet état, dissous et nébuleux, et se disperser... mais le drame est que ce qui est dissous se recompose toujours... C’est se dissoudre soi-même qu’il faudrait. On vit en brumes. Citoyens dissous. Travailleurs dissous. Amants dissous. En haillons d’idées. Particules. Papilles. Petites briques. Lego. Pixels. Pitié pour les molécules... J’ai à peine attrapé une idée au vol, foutu papillon, qu’elle se sauve, m’échappe... et voilà qu’elle se retourne contre moi... Vous sentez votre petit doigt qui se dresse ? Vos callosités, vos os qui sortent, vos épines... Vous n’avez plus de corps pour tenir tout ça... C’est l’internationale des dissous... Dissolvez-vous... Laissez-vous aller... Travailleurs dissous, sauvons-nous nous-mêmes