Dans son essai Racée (éditions de l'Observatoire, 2021), Rachel Khan affirme que ceux qui se disent racisés pour évoquer la stigmatisation et les discriminations dont ils sont l'objet sont des racistes puisqu'ils se montrent obsédés par leur couleur de peau (aucune citation des intéressés ne venant appuyer cette absurde affirmation i). Khan s'abstient dans le livre de regarder de près la question des discriminations en France en ne se référant notamment jamais, sur cette question sociale, aux sciences sociales, au lieu de quoi elle se désole du repli identitaire supposé de ceux dont elle n'aime pas le vocabulaire, élaborant sur le poids des mots en n'hésitant paradoxalement pas à reprendre à son compte la douteuse notion de communautarisme. Son positionnement de femme noireii qui ne serait pas, elle, obsédée par sa couleur de peau (sus aux communautaristes - « décolonisateurs » - identitaires - indigénistes - racisés - racistes - victimaires !iii), porteur d'une certaine visibilité médiatique, lui aura notamment permis de recevoir le Prix du Livre Politique de l'Assemblée nationale, remis par un jury présidé par la journaliste Caroline Fourest, celle-là même qui a affirmé à tort que le mot « islamophobie » avait été forgé par les mollahs iraniens et qui fustige volontiers les « islamo-gauchistes ». Pendant ce temps, l'arbitraire policier perdure dans des quartiers populaires où Khan ne vit pas, nullement aveugle à la couleur de peau.
La légèreté de certains essayistes est sidérante. Dans le même registre « républicain » et toujours aux éditions de l'Observatoire, on trouvera encore une Lydia Guirous reprenant sans la moindre distance critique, comme s'il s'agissait d'un concept scientifique, le terme de « séparatisme » lancé opportunément par le président Macron dans le débat public. Son livre Assimilation : en finir avec ce tabou français (2021) est essentiellement fait d'affirmations. Les démonstrations et références sont rares, ce qui ne l'empêche pas de parler d'« indigence intellectuelle » à propos de ceux avec qui elle est en désaccord.
Gageons que s'agissant de l'emploi des mots, il sera un jour demandé des explications à certaines personnalités se réclamant de la République pour, toujours, épouser le point de vue des dominants. Ou bien, peut-être, les aura-t-on simplement oubliées, leur apport intellectuel ne valant nul effort de remémoration. Les historiens, seuls, feront, consternés, le constat de la pollution du débat public par les termes mal définis qui y sont successivement jetés, le conservatisme et la réaction n'étant pas avares de mots-remparts pour tenter d'empêcher qu'il se produise sur les sujets qui leur déplaisent des débats publics dignes de ce nom. « Communautarisme » est fatigué ? Optons pour « séparatisme »... Et, bien évidemment, n'évoquons jamais en ces termes l'entre-soi des dominants. Si « politiquement correct » ne fait plus recette, entichons-nous du « wokisme ». Et lorsque, vraiment, nous sommes remontés (et nous le sommes souvent), n'hésitons pas à mobiliser la notion d'« islamo-gauchisme » qui, précise l'historien Enzo Traverso dans Contretemps le 5 novembre 2020, « rappelle de près celle de "judéo-bolchevisme" qui était un des piliers de la propagande fasciste et nazie pendant les années 1930. » Mais quelle importance ? Il suffit aux défenseurs du terme de préciser que ce sont les islamistes et non les musulmans qui sont visés. Au micro de Léa Guedj sur France Inter le 23 octobre 2020, le linguiste Albin Wagener remarque pourtant que le terme encourage l'amalgame entre les uns et les autres : « "islamo-" peut signifier "islam" pour désigner l'ensemble de la communauté des pratiquants musulmans, ou bien "islamisme" pour désigner les fondamentalistes islamistes. »
Ainsi nul essayiste n'aurait tort, dans le contexte qui est le nôtre, de plaider pour un emploi correct de mots aux définitions claires. Mais pour être crédible, Rachel Khan devrait s'interdire de parler de séparatisme ou de wokisme et d'abonder dans le sens du discours « complotiste » (dixit l'enseignant-chercheur Fabrice Dhume) sur le « communautarisme ». « Ce qui lie [des] thèmes disparates, dans les discours médiatico-politiques français, c'est un étonnant néologisme : communautarisme. Ce qu'il y a d'étrange dans cette catégorie, c'est que l'unité de sens découle de la croyance que derrière toutes ces questions est tapie une formidable menace en germe contre l'unité de la nation », résume Fabrice Dhume dans La vie des idées, le 25 septembre 2018.
Il ne s'agit pas ici de nier qu'il existe des tensions au sein de la société française mais d'interroger ce que ces tensions doivent à des injustices auxquelles est opposé un déni qui cède rapidement la place à toutes sortes d'accusations visant ceux qui les nomment. Et si la majorité, au lieu de fustiger toujours les minorités, prenait enfin ses responsabilités ? Comme le souligne Françoise Vergès dans son livre Un féminisme décolonial (La fabrique, 2019), « aucune institution ne semble échapper au racisme structurel : ni l'école, ni le tribunal, ni la prison, ni l'hôpital, ni l'armée, ni l'art, ni la culture ou la police. » Elle ajoute que si le débat sur le racisme structurel est difficile en France, « c'est aussi à cause d'une passion pour les principes abstraits plutôt que pour l'étude des réalités. Malgré les rapports, même ceux émanant d'organismes gouvernementaux prouvant les discriminations racistes/sexistes, l'aveuglement persiste. »
Rachel Khan, elle, écrit dans Racée : « Dans notre vieille Europe universaliste, les enjeux s'éteignent. Il faut donc redoubler d'efforts pour trouver des sujets de mobilisation faisant vivre les polémiques racialistes. » En somme : circulez, il n'y a rien à voir.
i Qu'il puisse exister des phénomènes de repli identitaire est une chose. Cela ne devrait autoriser aucune généralisation abusive ni la torsion d'un terme - racisé - dont le Robert donne une définition précise : « Personne touchée par le racisme, la discrimination. »
ii On peut évidemment toujours discuter ce terme de « noir ».
iii L'essayiste craint moins les amalgames que les définitions. La lecture du début de son livre est par ailleurs rendue pénible par son narcissisme et son immodestie : dans son sang nourri d'une généalogie complexe « coule tous les chapitres de l'histoire de France », « les pires atrocités de l'humanité » battent dans ses « artères », elle porte « l'autre » en elle, est une « insolence » qui « pratique le mot à mot » pour « sauver quelques existences » ; elle est « d'une espèce intellectuellement [...] dangereuse » dont l'« apparition a pour conséquence directe d'invalider le fonds de commerce des idéologies identitaires ». N'en jetez plus : Rachel Khan, qui a pour « seuls soucis dans un monde amnésique » de « penser la liberté, la justice, la réparation des victimes, la fraternité et les moyens de les mettre en œuvre », c'est le monde.