Dans un article publié par le journal La Croix le 16 mars 2024, l'historienne Valentine Zuber interroge : "jusqu'où peut aller la police du vêtement féminin dans un État qui se veut à la fois libéral et féministe ?" Une loi, celle du 15 mars 2004, qui vise expressément les seules mineures d'une seule religion (l'islam) pour les empêcher de se vêtir comme elles le souhaitent ne devrait en toute logique recevoir l'appui d'aucune personne se réclamant du féminisme, tant il appartient à chaque femme de définir sa pudeur (quand c'est bien de pudeur qu'il s'agit) comme ses convictions. Mais à cela il a été répondu deux choses : d'une part, que le choix de porter le voile n'était pas un choix mais une imposition de l'entourage des intéressées ; d'autre part, que la laïcité imposait à chacun de s'abstenir de faire valoir ses croyances dans l'espace public. On a ainsi entendu les mêmes choses d'année en année et de polémique en polémique sans que tous les intervenants au débat public, loin s'en faut, ne se donnent la peine de vérifier ce qu'ils disent ou de réfléchir avant de prendre la parole. Quant aux premières concernées, elles ont été (et sont encore) la plupart du temps exclues du débat.
Or comme le rappelle Valentine Zuber dans La Croix, la loi du 15 mars 2004 marque "un tournant majeur dans la définition juridique de la laïcité française." Ainsi, le Conseil d'État estimait encore en 1989, s'agissant des élèves voilées, que la liberté de conscience "reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité." Comment a-t-on justifié le tournant intolérant pris en 2004 et ressenti, à bon droit, par les élèves voilées comme une violence ?
Un débat sans consistance
Il faut évoquer l'argument qui présida à l'adoption de cette loi interdisant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, les collèges et les lycées publics, loi adoptée suite à des polémiques publiques sur le port du "foulard islamique" en classe et sur les recommandations d'une commission, la commission Stasi, voulue par le président Jacques Chirac. Elle fut la première de ces lois à trahir l'esprit de la loi sur la laïcité de 1905 quoiqu'en disent mensongèrement ou par ignorance ceux qui prétendent qu'il y a continuité. Qu'on en juge : Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, ironisait à la Chambre des députés, le 26 juin 1905, sur ceux qui voulaient prohiber le port de la soutane, jugeant "que ce serait encourir [...] le reproche d'intolérance et même d'exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir par une loi qui se donne pour but d'instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l'obligation de modifier la coupe de leurs vêtements". Lui faisait écho en 2006 le propos d'une jeune femme voilée recueilli par Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian pour leur livre Les filles voilées parlent (La fabrique, 2008) : "cette loi antifoulard est tout simplement ridicule, et surtout je ne pense pas qu'elle défende la laïcité'' qui "au siècle dernier [...] était censée défaire la France de l'emprise de l'Église, et non pas de la religion elle-même." Réagissant à l'idée que porter le voile serait faire acte de prosélytisme, elle se désolait en outre de l'incapacité générale à saisir "la différence entre visibilité et ostentation".
Pour permettre aux adolescentes musulmanes désireuses de porter le voile d'échapper à un endoctrinement familial ou communautaire qui serait la condition de toutes, l'école devait selon les partisans de l'interdiction être un sanctuaire : nulle trace de conviction religieuse ne devait y trouver place. L'école contre la famille et/ou la communauté donc, la première devant permettre à ces jeunes filles d'échapper à l'obscurantisme supposé - mais nullement documenté - des secondes (pour rappel : documenter une situation ne consiste pas à généraliser abusivement à partir de cas existants). Un blabla sur l'école protectrice dont le résultat concret est que des scolarités ont été lourdement entravées sinon rendues impossibles et que le renfermement communautaire de ces jeunes filles a été encouragé (ce qui ne dit pas combien y ont cédé). "Mais ne fallait-il pas agir pour protéger celles qui portent le voile sous la contrainte ?" dira-t-on sans voir l'évidence, révélatrice de l'hypocrisie (souvent inconsciente) de toute l'entreprise : la loi ne pouvait qu'inciter les parents de ces dernières à les retirer de l'école ou à les inscrire dans des écoles musulmanes plutôt qu'à l'école publique. Si la République se préoccupait réellement du sort de ces adolescentes - celles désireuses de porter le voile comme celles contraintes de le faire -, une vaste enquête pourrait être entreprise pour répondre à cette question : combien de vies la commission Stasi (qui n'auditionna aucune fille voilée avant de tirer ses conclusions) a-t-elle aidées (si elle en a aidé une seule) et combien en a-t-elle gâchées et en gâche-t-elle encore ? Les récits de jeunes filles voilées confrontées à l'hostilité de proviseurs, CPE et enseignants qui figurent dans le livre Les filles voilées parlent sont rien moins qu'impressionnants par leur récurrence et la violence qui s'y révèle déployée à leur encontre, les personnels de l'éducation nationale y apparaissant souvent rongés par une interprétation religiophobe ou islamophobe de l'universalisme. Depuis 2006, cela n'a guère changé.
Mais penchons-nous maintenant sur la façon dont la commission Stasi a travaillé pour bien mesurer le sérieux de toute l'affaire.
Une commission perméable aux inflexions du débat public
Cette commission qui recommanda en 2003 d'interdire le port du voile (mais aussi, pour faire bonne mesure, et la lecture du rapport ne laisse aucun doute à ce sujet, de la kippa et des grandes croix chrétiennes) en classe éprouvait-elle un besoin de connaissance ? L'homme politique Bernard Stasi, qui n'admettait pas, rappelle l'anthropologue Didier Fassin, la réalité des discriminations à l'embauche lorsqu'il écrivait un rapport exposant les contours de la future Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Égalité ("C'est vrai qu'un Français d'origine maghrébine au chômage a tendance à dire qu'il l'est parce qu'il est maghrébin. Ce n'est pas le cas. Il n'y a pas de problèmes qui leur seraient spécifiques") faisait partie des essentialistes qui parlent de l'islam comme d'un individu, doué de surcroît d'un caractère peu amène : "le moins que l'on puisse dire c'est qu'il ne respecte pas les autres." On peine à imaginer qu'un président de commission capable d'un tel propos de comptoir ait pu encourager un travail un tant soit peu scientifique. De fait, la commission versa, relève le philosophe Pierre Tevanian, dans la théorie du complot en parlant de "groupes organisés qui testent la résistance de la République" sans nommer ces groupes ni établir leur lien avec les élèves voilées. Et surtout, remarque encore Tevanian, sans expliquer "en quoi une loi éloignant de l'école laïque des collégiennes et des lycéennes pourrait mettre en difficulté un quelconque groupe intégriste". La lecture du rapport de la commission ne répond nullement à cette question. La liste des personnes auditionnées, quant à elle, surprend un peu. Pourquoi la sociologue Nilufer Göle, par exemple, qui avait étudié le lien entre voile et modernité, n'y figure-t-elle pas ? L'entretien accordé par Rémy Schwartz - conseiller d'État et rapporteur général de la commission - à la revue Droit et société nous donne une idée de la façon dont cette dernière a procédé. Schwartz explique en effet que l'initiative d'auditionner l'autrice de Bas les voiles ! , la peu nuancée Chahdortt Djavann, lui revient : "Pourquoi pas elle ? Entre le représentant de l'évêché, le docteur X, on s'était dit que ça serait bien d'entendre un autre type de discours. De même qu'on avait glissé entre deux entretiens plus convenus un spécialiste de la musique hip hop. C'était passionnant. Pour varier les "plaisirs". Pour entendre autre chose et donner un peu d'air en écoutant des personnalités différentes." Ces gens ont-ils passé du bon temps ? Seul membre de la commission Stasi à ne pas avoir voté la loi (il s'était abstenu), l'historien et sociologue Jean Baubérot explique la quasi-absence d'experts de l'islam et de musulmans parmi les personnes auditionnées par la commission par le fait qu'"en principe le travail de la commission n'était pas de se focaliser simplement sur la question que pose l'islam, mais de mener un travail de réflexion sur la laïcité en général." Sauf qu'"on" a expliqué à ses membres que, "dans la mesure où la presse s'était saisie de cette question", ne pas légiférer sur le voile "reviendrait peu ou prou à baisser [leur] culotte devant les islamistes." Baubérot, qui regrettait notamment que la commission se contente d'auditionner "des enseignants militants anti-foulards", eut à un moment l'impression que "les gens qui étaient au départ dans une position de tentative de s'informer, d'analyser ou de comprendre n'étaient plus dans cette disposition d'esprit mais qu'ils attendaient qu'on leur fournisse des arguments pour bien voter." Il évoque la "légende" selon laquelle tous les membres de la commission étaient au départ contre la loi mais avaient été convaincus de sa nécessité par les auditions : "À partir d'un certain moment il y a eu une sélection de cas en fonction d'une volonté de légiférer plutôt que de se livrer à une pesée des arguments en balance." Baubérot relate la vraie-fausse plaisanterie de Rémy Schwartz le jour du vote, lorsque trois membres de la commission songeaient à s'abstenir : "Seuls ceux qui se sont abstenus peuvent changer d'avis !" Autre membre de la commission Stasi, l'historien Patrick Weil raconte a contrario que celle-ci a fait son choix ''après de longues réflexions individuelles et collectives". Il évoque ''des témoignages de parents musulmans qui ont dû retirer leurs filles des écoles publiques et les placer dans des établissements privés catholiques où elles n'étaient pas soumises à une pression constante pour porter le voile" (combien de témoignages ?) ainsi que ''de nombreuses jeunes musulmanes" ayant "sollicité une protection de la loi et soutenu l'interdiction des signes extérieurs religieux" (combien de jeunes musulmanes ?). L'argument est donc que les données collectées par la commission étaient "suffisantes pour prouver la forte sous-estimation" par les rapports officiels d'une réalité "bien perçue à un niveau local et moins bien au niveau national : porter le voile ou l'imposer aux autres était devenu un sujet non pas de liberté individuelle mais de stratégie coordonnée par des groupes utilisant les écoles publiques comme leur principal champ de bataille." On reste cependant dans l'imprécision, Weil reconnaissant notamment qu'''un manque de ressources et une échéance rapide [n'avaient] pas permis d'évaluer le nombre exact de foulards islamiques portés dans les écoles publiques françaises." Or comment peut-on, lorsqu'on ne sait même pas dénombrer l'ampleur du phénomène que l'on se propose d'étudier, affirmer que l'on est capable de l'interpréter comme le résultat d'une stratégie coordonnée par des groupes testant la résistance de la République ? Tout cela paraît au minimum trop rapide et n'explique de toute façon nullement en quoi l'exclusion des jeunes filles voilées de l'école leur serait bénéfique. Car enfin, il n'est pas nécessaire d'être grand clerc pour relever que la loi n'a pu éventuellement être utile qu'à des adolescentes dont les familles n'étaient pas les plus enclines à faire passer leur éducation après la (supposée) obligation religieuse de porter le voile : la fermeté républicaine aurait alors eu pour effet d'infléchir une réflexion à l'avantage des jeunes filles, dès lors mieux à même de faire valoir leurs choix. De tels cas existent-ils ? On peut redouter que la contrainte étatique, générant un sentiment d'humiliation, ait pu avoir dans la majorité des cas un effet contraire sur l'appréhension par ces familles modérées de la question du voile. Quant aux familles les plus fermées à toute discussion sur ce point, la loi de 2004, vécue comme une agression, ne les aura certainement pas amenées à revoir leurs positions.
L'argumentation de la commission Stasi, reprise par Patrick Weil, est décidément bien fragile : il s'agirait de protéger la République en général et les jeunes musulmanes en particulier de groupes non identifiés par la justification légale d'un processus d'exclusion exploitable par des intégristes. Il paraît pour le moins extraordinaire qu'aucun des 18 membres de la commission Stasi à s'être prononcé pour la loi n'ait été suffisamment armé intellectuellement pour douter de sa pertinence. Peut-être faut-il dès lors prêter foi à ce que dit Jean Baubérot de la manière dont les choses se sont faites. L'argument d'une réalité "bien perçue à un niveau local" d'une instrumentalisation des élèves voilées "par des groupes utilisant les écoles publiques comme leur principal champ de bataille" est invalidée par Pierre Tevanian qui démontre dans Le voile médiatique que la question du voile ne préoccupait pas spécialement le corps enseignant avant que la machine médiatique ne s'emballe et ce "même dans les établissements accueillant des élèves voilées, [où] la demande de loi était quasi inexistante". La lecture du rapport de la commission nous apprend en outre que celle-ci avait été avertie par "les représentants des grandes religions [et] des dirigeants d'associations de défense des droits de l'homme" des conséquences d'une telle loi, à laquelle ils étaient opposés : "stigmatisation des musulmans, exacerbation du sentiment anti-religieux, image à l'étranger d'une France "liberticide", encouragement à la déscolarisation et développement d'écoles confessionnelles musulmanes." Mais la commission a de son propre aveu préféré écouter les chefs d'établissement, enseignants, responsables politiques et dirigeants d'associations locales qui relayaient, affirmait-elle, les voix de jeunes musulmanes en détresse, présentées comme "la majorité silencieuse". Elle n'a quasiment pas écouté les jeunes filles voilées puisque cela, précise Weil, "n'aurait pas changé [son] raisonnement" tandis que d'autres élèves, de deux lycées franciliens et de six lycées français à l'étranger, ont eu la parole après avoir "travaillé sur la laïcité" avec leurs professeurs (ce qui constitue un biais). La commission aurait pu s'intéresser aux élèves et aux enseignants qui s'opposaient alors à l'exclusion des sœurs Lévy par le lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers mais il n'en fut pas question : seule la "majorité silencieuse" des jeunes musulmanes, entendue parfois à huis clos et sinon par le biais de chefs d'établissements, d'enseignants, de responsables politiques et de dirigeants d'associations parlant en leur nom, comptait, et cette majorité silencieuse souhaitait que le port du voile soit prohibé en classe. Sauf que les enquêtes à disposition en 1994, 2003 et 2004 montrent au contraire ces jeunes musulmanes non voilées "massivement hostiles à son interdiction", comme le résume Tevanian.
En 2023, Patrick Weil se déclarait choqué des demandes de recensement des élèves absents lors de l'Aïd adressées par le ministère de l'intérieur à des écoles de Toulouse et Montpellier. "On a les prémisses d'une atteinte à la neutralité de l'État vis-à-vis de la religion", déclarait-il. Il faut donc croire qu'entraver la scolarité de jeunes musulmanes au prétexte qu'elles ne dissimulent pas leur appartenance religieuse ne constitue pas même le ''prémisse" d'une atteinte à la neutralité de l'État vis-à-vis de la religion, principe fondateur de la laïcité. Il s'agit peut-être d'illustrer le propos de Sophie Bessis : "Le paradoxe de l'Occident réside dans sa faculté à produire des universaux, à les ériger au rang d'absolus, à violer avec un fascinant esprit de système les principes qu'il en tire, et à ressentir la nécessité d'élaborer les justifications théoriques de ces violations." On pose ici comme principe que la République assure la liberté de conscience et puis l'on exclut des musulmanes de l'instruction publique en justifiant cette décision par l'évocation d'une menace non identifiée qui planerait sur elles et la France. "Ca, les intellectuels, ils savent faire : inventer des arguments à la pelle pour rationaliser une décision !", remarquait Baubérot. Un incessant bavardage permet dans cette affaire de "voiler" des contradictions évidentes.
Des sauveurs aliénés
On aura donc débattu et légiféré quasiment en l'absence des intéressées. Mais c'est que l'on sait - en douter est exclu - ce qui est bon pour elles. Si on ne les interroge pas c'est parce que cela n'a pas de sens : ne sont-elles pas aliénées ?
"J'envisage très sérieusement de m'expatrier vers des contrées où la liberté religieuse, philosophique et politique n'est pas un vain mot", expliquait Djamila (dont le prénom a été changé à sa demande par la journaliste venue recueillir ses propos, consciente de la nécessité de lui éviter de possibles persécutions) dans le livre de Faïza Zerouala, Des voix derrière le voile (Premier Parallèle, 2015). Elle précisait encore vouloir "vivre [sa] foi sans [se] mettre dans une bulle communautariste". Que cela "devienne une non-question. Qu'on ne voie pas en moi une femme voilée mais un sujet pensant." Or l'on pourrait croire, à observer sans recul le débat français, que le voile consume les individualités : "j'ai vraiment l'impression d'être perçue comme une chose voilée, plutôt qu'une Française musulmane, avec un cœur et un cerveau", indiquait Karima dans Les filles voilées parlent. Elle précisait souhaiter "qu'on arrête de se faire une idée de la femme à travers l'habit qu'elle porte." Certes, il peut exister et existe des phénomènes d'aliénation dont le voile est l'un des instruments. Mais il est ironique que ceux (et celles) qui, en France, affirment péremptoirement l'aliénation de personnes qu'ils (et elles) se sont presque toujours gardé de rencontrer ne sachent généralement rien de l'histoire du dévoilement et de son lien à la domination coloniale. Tout le monde n'a pas lu Fanon, qui observait en 1959, en pleine guerre d'Algérie, des opérations de dévoilement destinées à "frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance", telle celle du 16 mai 1958 (que Fanon date du 13 mai) : "Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leurs foyers, des prostituées sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de : "Vive l'Algérie française !"" Les pourfendeurs obsessionnels du voile, contempteurs de l'aliénation des autres, ignorent donc combien leurs certitudes et leur hostilité leur sont peu personnelles - combien en somme ils pensent en automates, inconscients de la façon dont l'histoire les traverse. Conséquence : avant de déclarer son voisin hors d'état d'exercer son libre arbitre, il faut peut-être se rappeler que l'on est soi-même un individu situé et gagner en humilité. Il faut trouver ou retrouver, outre la capacité d'auto-examen, le chemin de la tolérance, qui n'équivaut pas à un excès de relativisme : lorsque le voile, imposé, est une violence, il faut s'opposer à cette violence. Le reste du temps, il serait bon que l'on s'abstienne de parler sans savoir et de restreindre des libertés (ou, pour le plus grand nombre, d'encourager ou d'approuver ces restrictions) au nom d'une liberté que l'on déclare menacée : il y a là le vieux schéma de l'ennemi intérieur, dont l'histoire devrait nous avoir appris à nous méfier. Une chose est certaine : on voudrait favoriser ce qu'on dénonce - les replis identitaires et communautaires - qu'on ne s'y prendrait pas autrement (ce n'est pas là dire qu'il y a intentionnalité, quoi qu'il faille ici faire l'examen de chaque prise de position).
Conclusion
Le débat public français - qu'il vaut mieux peut-être qualifier de politico-médiatique - est saturé de discussions sur le port de l'abaya, les "atteintes à la laïcité" etc. face auxquelles nombre de nos compatriotes ne font pas preuve de beaucoup de clairvoyance. Il ne leur traverse par exemple pas l'esprit qu'orienter la discussion publique vers la menace que feraient peser sur la cohésion nationale la volonté d'adolescentes de se vêtir comme elles veulent peut être pour un ministre de l'éducation nationale une façon d'éviter la discussion sur l'état de l'école publique. On m'opposera : "Mais enfin, des tensions existent bien." Comment pourrait-il en être autrement dès lors qu'une partie de la population du pays est en permanence pointée du doigt et que sa composante féminine voit ses droits restreints ? Que l'on ose, sans rire, affirmer que cette restriction est la condition de l'égalité républicaine n'y changera rien : quiconque réfléchit un peu voit combien l'argument est ahurissant.
Or le moins que l'on puisse dire est que la société française, non pas dans son ensemble mais vraisemblablement dans sa majorité, a bien peu réfléchi, sur cette question du voile, depuis au moins vingt ans. Pour connaître une société, il est certainement utile d'écouter ce que la majorité de ses composantes aime à se raconter. Mais il faut ensuite confronter ces présupposés et certitudes à ce qu'en disent ceux qui sont pris dans des réalités qui les mettent à l'épreuve. En l'occurrence, il est ironique que celles que l'on prétend souvent vouloir sauver tout en les détestant (on les voit fréquemment comme victimes et perverses) au prétexte de leur supposé défaut d'intelligence qui serait dû à un endoctrinement soient souvent à même de mesurer le peu d'autonomie intellectuelle de leurs sauveurs (et sauveuses). Certaines d'entre elles constataient déjà dans Les filles voilées parlent combien l'agressivité de l'homme (ou de la femme) de la rue à leur encontre était fonction du (mauvais) programme télévisé diffusé la veille.
Frédéric Debomy
Références (outre les sources indiquées dans le corps du texte) :
Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? , La Découverte, 2006.
Pierre Tevanian, Le voile médiatique, Raisons d'Agir, 2005.
Bernard Stasi, "Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République : rapport au Président de la République" (remis le 1er décembre 2003).
"Du Palais-Royal à la commission Stasi", entretien avec Rémy Schwartz, Droit et société numéro 68, 2008.
"Dialogue avec l'abstentionniste de la commission Stasi", entretien avec Jean Baubérot, Droit et société numéro 68, 2008.
Patrick Weil, La République et sa diversité, Seuil / La République des Idées, 2005.
Alma et Lila Lévy, Des filles comme les autres, La Découverte, 2004.
Samuel Lacroix, "Patrick Weil : "Il faut garantir à chacun un jour férié au choix"", Philosophie magazine, 26 mai 2023.
Sophie Bessis, L'Occident et les autres, La Découverte, 2001.
Frantz Fanon, L'An V de la révolution algérienne, Maspero, 1959.