Dans un article de Mediapart du 7 avril 2024 ("Documenter les crimes de guerre à Gaza, une difficulté extrême", de Clothilde Mraffko), une enquêtrice de l'ONG Amnesty International, Donatella Rovera, évoque le niveau de dévastation à Gaza : "C'est hors norme... Il n'y a aucun autre endroit dans le monde, à l'époque contemporaine, où un si large pourcentage de la population générale a été tué et un si large pourcentage de certains secteurs de la population", dont les enfants.
Me revient à l'esprit un propos qui ne m'a pas véritablement quitté tant il me révulse. Il a été prononcé au début du mois d'octobre par un personnage censé nous aider à penser, le chroniqueur médiatique Raphaël Enthoven : "Il y a une différence à faire entre des gens qui sont des civils, qui sont assassinés dans la rue par des commandos islamistes qui débarquent dans les villages pour brûler les maisons et les victimes collatérales de bombardements consécutifs à cette attaque. Il faut marquer cette différence, c'est même très important de la faire."
Ou comment justifier la loi du talion et l'idée que certaines morts de civils sont plus acceptables que d'autres. Bien sûr, le propos d'Enthoven ne le dit pas explicitement mais il revient à ça. Ce n'est pas à mes yeux le propos d'un homme civilisé mais celui d'un barbare, au sens du moins que l'on donne habituellement à ce terme. Et nous vivons dans un monde si peu civilisé que dire une chose pareille n'empêche pas cet homme d'être invité, très peu de temps après, à s'exprimer dans le cadre de la principale émission littéraire française du moment (La Grande Librairie). Certes pas pour y tenir ce genre de propos (il y était invité pour un ouvrage sur l'intelligence artificielle), mais tout de même.
Cette préférence qui fait que certaines victimes compteraient plus que d'autres sans que ce ne soit jamais dit comme ça, on la retrouve ailleurs et ceux qui méprisent les victimes israéliennes ne valent pas mieux que ceux qui méprisent les victimes palestiniennes.
Le sentiment de nausée que l'on peut ressentir ces temps-ci (comme, en fait, bien souvent) est certes d'abord lié à l'opération meurtrière déclenchée par l'État d'Israël. Il s'y ajoute, dans nos débats, cette façon qu'ont certains de faire appel aux valeurs et à l'indignation universelles quand il s'agit, uniquement, de se préoccuper du sort de ceux auxquels ils tiennent ou en qui ils se reconnaissent, les autres ne semblant pas avoir droit à l'universel. Est-ce si compliqué de regretter à la fois (et ce mot, "regretter", est bien sûr trop faible) les victimes israéliennes du 7 octobre 2023 et les victimes palestiniennes d'Israël depuis lors tout en n'expliquant par ailleurs pas, comme le font certains par aveuglement ou de mauvaise foi, la crise actuelle par la seule hypothèse d'un éternel retour de l'antisémitisme mais par le constat lucide qu'une situation aussi dégradée que la situation en Palestine ne pouvait qu'à terme déboucher sur des violences regrettables (ce qui ne revient nullement à les approuver) ? Est-ce difficile de dire à ceux qui voudraient user de cet épisode pour justifier leur antisémitisme d'aller se faire foutre (il leur échappe d'ailleurs qu'il existe des juifs solidaires des palestiniens, tels les auteurs de la tribune "Vous n'aurez pas le silence des juifs de France") et de s'agacer simultanément des propos de ceux qui, donc, voudraient que le surgissement de la violence le 7 octobre ne s'explique que par une permanence de la haine des juifs ?
Il n'y a théoriquement rien de difficile à tout cela. Malheureusement, l'appel aux valeurs universelles et à la dignité humaine se trouve souvent dévoyé par des gens qui n'ont toujours pas compris qu'une vie en vaut une autre. Ceux-là peuvent s'époumoner parfois et même souvent pour de justes causes tout en demeurant parfaitement indifférents à d'autres causes tout aussi justes. Ils reprochent volontiers aux autres leur part d'indifférence, n'hésitant pas à leur faire la leçon.
Si l'on a le souci de la dignité humaine, sans doute faut-il se résigner à n'avoir souvent que des alliés de circonstance avec lesquels il convient de garder une saine distance. Jusqu'au jour hypothétique où le sentiment de solidarité humaine sera, véritablement, profondément ancré en chacun. Il faut y tendre. Mais est-il seulement réaliste d'imaginer survenir un tel jour ?
D'ici là il nous faudra faire avec un réel peuplé notamment d'athées religiophobes quand ils ne sont pas antisémites ou islamophobes ou les deux, de juifs islamophobes ne désapprouvant pas que des responsables politiques (entre autres) s'achètent une fausse vertu par un discours de refus de l'antisémitisme qui s'accompagne de la stigmatisation d'autres minorités et de musulmans antisémites trop idiots pour reconnaître dans la persécution des juifs une persécution qui ressemble fort à la leur. Tous indignés et en colère à l'un ou l'autre moment. Tous infréquentables à la différence des athées non religiophobes, des juifs non islamophobes et des musulmans non antisémites mais avec lesquels, pourtant, il faut bien faire puisqu'ils sont là.
Ceux qui sont aussi indignes qu'indignés font souvent bien du bruit. Leur manière de saturer l'espace peut faire poindre la tentation de la misanthropie, à laquelle il faut résister puisque leur abandonner la place est la dernière chose à faire.
Quant aux politiciens auxquels j'ai fait allusion, qu'ils cessent de se revendiquer du "Plus jamais ça" si, tout en se déclarant hostiles à l'antisémitisme, ils n'hésitent pas à pointer du doigt d'autres minorités, les essentialisant et les stigmatisant, pour s'assurer le soutien d'une portion de la majorité. "Plus jamais ça", cela ne veut pas dire seulement "Plus jamais certaines cibles" mais aussi "Plus jamais certaines logiques". Malheureusement, nous ne manquons pas de ces apprentis sorciers dont les manœuvres ne peuvent que favoriser l'antisémitisme, leur mise à l'index de certains mais pas d'autres aboutissant à un sentiment de "deux poids, deux mesures" susceptible de déclencher chez des citoyens insuffisamment réfléchis un rejet des juifs. Ou comment desservir une portion de la population que l'on prétend défendre.
Quant à la façon dont le "Plus jamais ça" aiguille des réticences à condamner l'action meurtrière d'Israël, elle est d'une sinistre ironie. Ces réticents sont tout simplement lamentables.
Dans le fond, il n'est qu'une chose à entendre, une leçon pas nouvelle mais toujours valable. Il y est question de juifs, de communistes et de syndicalistes mais on ne la comprendra que si l'on sait pouvoir remplacer, par exemple, "juifs" par "musulmans" ou "roms" (sans oublier que l'antisémitisme, aujourd'hui encore, tue). On la doit au théologien allemand Martin Niemöller et le fait qu'elle soit célèbre ne doit pas nous amener à la négliger. Ce n'est peut-être pas une version exacte de cette allusion au nazisme mais qu'importe : « Lorsqu’ils sont venus chercher les juifs / Je me suis tu, / je n’étais pas juif. / Lorsqu’ils sont venus chercher les communistes /Je me suis tu, / je n’étais pas communiste. / Lorsqu’ils sont venus chercher les syndicalistes / Je me suis tu, / je n’étais pas syndicaliste. / Puis ils sont venus me chercher / Et il ne restait plus personne pour protester. »
Frédéric Debomy