Étrange phénomène : à lire Joann Sfar hier (sur son compte Instagram) ou l'historien Marc Knobel aujourd'hui, on comprend que ce sont des mots qui font enfin réagir certains s'agissant de ce qui se passe à Gaza. Je passe sur la mise à l'index, par ces retardataires, des défenseurs de la cause palestinienne comme responsables de leurs silences (ou de leurs évolutions) : il viendra un temps où il ne sera plus tenable d'excuser son incapacité à dénoncer l'horreur par la diffamation de ceux qui ont su la voir, la dire et la dénoncer et ne sont pour l'écrasante majorité d'entre eux en rien antisémites. Cette justification n'a donc rien d'honorable.
Mais étrange phénomène donc. Il arrive que les actes (bombardements, famine organisée, désormais près de 53 000 victimes) ne perturbent pas suffisamment la conscience mais que les mots y parviennent. L'historien Marc Knobel (contre qui, ne connaissant pas ses positions habituelles, je n'ai rien, sinon donc que l'argument de la récupération antisémite de la dénonciation d'Israël par "l'extrême gauche" n'est pas pour moi recevable) évoque ainsi en ouverture de son texte l'affirmation du ministre des finances israélien Bezalel Smotrich que Gaza serait "totalement détruite". Un propos tenu le 6 mai, le texte de Delphine Horvilleur datant, lui, du 8 mai : ce propos est-il donc aussi (ne serait-ce qu'en partie) à l'origine de la tribune d'Horvilleur ?
Faut-il donc que le bourreau s'exprime, dise clairement ses intentions, pour que des consciences s'éveillent ?
Car de mots, on ne manquait pas. Ceux, par exemple, de tous les témoins de l'horreur, qui n'ont cessé de dire leur effroi.
Mais aussi, en réalité, ceux des responsables israéliens. Car, comme l'écrivait Didier Fassin bien avant que tous ces gens ne viennent nous expliquer qu'il n'est pas possible en conscience de rester silencieux, "très vite, les discours, jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir, ont montré que l'intervention militaire israélienne à Gaza visait bien plus que la disparition du Hamas, objectif que beaucoup considéraient du reste comme inatteignable : c'étaient indistinctement l'ensemble du territoire et de ses résidents qui étaient la cible. La liste des citations documentées par l'Afrique du Sud est impressionnante." Or l'Afrique du Sud avait rédigé son document moins de trois mois après le début de l'intervention militaire à Gaza.
Des exemples de ces propos ?
Le premier ministre Benyamin Nétanyahou affirmant que "la nation [palestinienne] entière est responsable" et doit être "combattue jusqu'à lui briser l'échine".
Le ministre de la défense Yoav Gallant indiquant qu'il n'y aurait plus "ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni essence", car il s'agit d'une guerre "contre des animaux humains".
Le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir précisant qu'il faut détruire le Hamas mais aussi "ceux qui célèbrent et ceux qui soutiennent" son action, c'est-à-dire à ses yeux l'ensemble des Gazaouis, car "ils sont tous des terroristes et doivent aussi être détruits".
Or on lit hier sur le compte Instagram de Joann Sfar la chose suivante : "je me bats depuis le 7 octobre pour répéter qu'Israël ne commet pas de génocide et combat pour deux causes dignes : la libération des otages et le démantèlement du Hamas. [...] Je dois dire quoi lorsqu'un ministre en exercice et à présent le premier ministre israélien affirment exactement l'inverse ?" Et Sfar de citer les récentes déclarations de Smotrich, de Ben-Gvir et de Nétanyahou.
C'est donc, à lire Joann Sfar, à présent seulement que Nétanyahou exprime une intention de s'en prendre à l'ensemble de la population de Gaza. Une question : est-il envisageable un seul instant que les propos tôt relevés par l'Afrique du Sud et cités, entre autres, par Didier Fassin aient pu échapper à un Joann Sfar, une Delphine Horvilleur, une Anne Sinclair, un Marc Knobel ou je ne sais qui encore ? Ces gens ne suivent-ils pas ce dossier de près?
Sfar toujours : "Ces déclarations [les plus récentes déclarations de Smotrich, Ben-Gvir et Nétanyahou donc] ont fait les gros titres en Israël et dans le monde entier. C'est à leur suite que tout le monde a pris la parole : l'American Jewish Committee, des représentants du judaïsme anglais et trois français juifs."
Ce qui laisse ouverte une question qu'il va bien falloir continuer de poser : ces déclarations n'étant pas les premières et l'argument de l'antisémitisme des défenseurs des Palestiniens étant fallacieux, pourquoi faire mine de découvrir aujourd'hui, je cite, "la radicalisation d'Israël", après près de 53 000 morts ?
Pourquoi ?
Frédéric Debomy
Sources
Didier Fassin, Une étrange défaite - Sur le consentement à l'écrasement de Gaza, La Découverte, 2024.