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Billet de blog 14 avril 2024

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Les « Républicains-Universalistes », vecteurs de division

Pour expliquer l'extrême-droitisation croissante des esprits français, on ne peut regarder seulement du côté des discours produits par l'extrême droite. Il faut tenir compte de tous les endroits où se sont opérés une banalisation et une légitimation, au moins partielle, des idées portées par ce camp politique.

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On ne pourra faire l'économie, quand il s'agira de tirer de la période actuelle des leçons que sans doute l'on oubliera (c'est ici le pessimiste qui parle), de la place occupée dans le débat politico-médiatique par des personnalités posant volontiers en détenteurs et défenseurs de la raison comme des valeurs universelles et que je qualifierai ici, sans leur abandonner ces mots, de "républicains-universalistes" tant ils ont ces mots, "République" et "universalisme", à la bouche. L' usage qu'ils en font semble destiné à empêcher la critique de leurs vues (comme l'on habille de vertu un discours qui ne l'est pas). C'est ainsi que la mention de valeurs universelles, ces valeurs qu'avait voulu promouvoir la Déclaration universelle des droits de l'homme en un élan salutaire, sert paradoxalement à justifier et masquer des opérations de rejet de l'autre.

Universels et républicains, donc, une Caroline Fourest qui s'inquiète de voir un jour "une députée, censée représenter tous les Français [...] siéger en voile à l'Assemblée", un Raphaël Enthoven qui dit préférer Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, une Rachel Khan qui juge racistes ceux qui se disent racisés parce qu'ils estiment avoir à faire en France à un racisme systémique et non résiduel ou une Élisabeth Badinter qui s'estime en droit d'appeler au boycott de marques commercialisant un vêtement que certaines de ses compatriotes musulmanes pourraient souhaiter porter.

Avec eux comme avec d'autres, "République" et "universalisme", ces termes et notions qui par ailleurs méritent la discussion, ne signifient plus grand-chose de ce à quoi pourtant ils les rattachent explicitement : le respect de la dignité de chacun, la tolérance.

Quant à la posture de détenteurs et défenseurs de la raison, elle résiste mal aux faits tant ces gens peuvent raconter n'importe quoi. Il suffit d'avoir à l'esprit les diatribes ignorantes et répétées de Raphaël Enthoven contre l'islam, dont cette "invraisemblable démonstration" (dixit La Croix) selon laquelle la nouvelle traduction française du "Notre Père" aurait des visées islamophobes justifiées, ce qui valut à Enthoven le retour indigné d'un prêtre peu amusé de cette tentative d'instrumentalisation des chrétiens.

Ou bien une Caroline Fourest accusant l'Observatoire du religieux, dont un sociologue dont elle ne partageait pas les vues avait la charge, d'être financé par l'Arabie saoudite avant de retirer son affirmation sous la menace d'un procès en diffamation.

Ou bien une Rachel Khan écrivant en une période où la brutalité policière subie par les racisés jusqu'à parfois entraîner la mort est un fait avéré qu'il faut dans notre "vieille Europe universaliste, [où] les enjeux s'éteignent [...] redoubler d'efforts pour trouver des sujets de mobilisation faisant vivre les polémiques racialistes (sic)."

Quant à Élisabeth Badinter, son choix de vocabulaire (la notion d'"islamo-gauchisme", qui rappelle à l'historien, précisait Enzo Traverso, le "judéo-bolchevisme", "un des piliers de la propagande fasciste et nazie pendant les années 1930", ou celle de "pays réel" qui renvoie immanquablement à l'antisémite Charles Maurras) ne sera jamais le mien. Élisabeth Badinter qui assimile le port d'un vêtement qui laisse deviner aux autres que l'on est musulmane à une approbation au terrorisme (voir, plus bas, mon post-scriptum) et dont on ne rappellera jamais assez que, pourfendeuse du voile que portent des musulmanes françaises, elle est une actionnaire clé d'un groupe de communication qui ne dédaigna pas "gérer les relations presse de l'Arabie saoudite en France, [...] assurer sa communication sur les réseaux sociaux et [...] mettre en contact ses représentants avec diverses personnalités publiques", comme le précisait le directeur des affaires publiques, de la communication financière et de la gestion de crise du groupe dans un article d'Anaïs Condomines intitulé "Lutter contre le voile et... être chargée de la com' de l'Arabie saoudite : le troublant mélange des genres d'Élisabeth Badinter". L'urgent serait donc la critique de celles qui, en France, portent le voile librement et non le refus de toute compromission avec ceux qui en Arabie saoudite imposent aux femmes de se couvrir.

Il y a deux façons d'entreprendre un travail intellectuel : l'une, douteuse, consiste à présenter des présupposés que l'on n'interroge pas comme l'aboutissement d'une réflexion, à habiller ses obsessions et détestations d'un vernis de raison. Une autre, insuffisamment promue dans notre espace médiatique, s'efforce d'approcher le réel et de le penser, quitte à penser contre soi. Les "Républicains-Universalistes", s'ils se revendiquent fréquemment du réel (ce qui me semble assez symptomatique, à l'instar d'un menteur revendiquant un discours de vérité), appartiennent très peu à la seconde catégorie. Ils sont l'incarnation de la gauche (puisqu'ils s'en revendiquent) tolérée et promue dans un espace médiatique largement droitier. Cela auprès d'un public qui ignore souvent que les intellectuels qu'on lui sert à la télévision et à la radio ne sont pas nécessairement ceux qui bénéficient d'un grand crédit auprès du monde intellectuel sérieux, loin s'en faut.

Frédéric Debomy

P. S. Il y a quelques années, on a vu Élisabeth Badinter s'indigner d'apprendre que des femmes s'étaient baignées en burkini à Nice : "une provocation dégoûtante", "le mépris absolu du chagrin et de la douleur éprouvés cet été par les Français" puisque Nice avait été endeuillée par un attentat perpétré au nom de l'islam. Ainsi, porter un vêtement qui laisse deviner aux autres que l'on est musulmane serait exprimer son approbation au terrorisme. Un raccourci malvenu quand on sait que plus d'une victime sur trois de cet attentat était précisément de confession musulmane et qu'il y avait parmi elles des femmes portant le voile, qui n'étaient nullement "en sécession" (pour reprendre un terme de Badinter) de la République. On notera en outre l'opposition entre les femmes vêtues d'un burkini et les Français, que ne renierait certainement pas l'extrême-droite.

Sources (outre l'article d'Anaïs Condomines) :

Mathieu Magnaudeix, "Les croisades de Caroline Fourest", Revue du Crieur numéro 6, La Découverte, 2017.

Raphaël Enthoven, tweet du 7 juin 2021.

Rachel Khan, Racée, éditions de l'Observatoire, Paris, 2021.

Nicolas Truong, "Elisabeth Badinter appelle au boycott des marques qui se lancent dans la mode islamique", Le Monde, 1er avril 2016.

Gauthier Vaillant, "Raphaël Enthoven croit avoir vu le « message subliminal » du nouveau « Notre Père »", La Croix, 21 novembre 2017.

Raphaël Liogier, Le Mythe de l'islamisation, Seuil, 2012.

"Islamophobie, « islamo-gauchisme », (post)fascisme. Entretien avec Enzo Traverso", Contretemps, 5 décembre 2020.

Élisabeth Badinter, "Porter un burkini sur les plages de Nice est une provocation dégoûtante", RTS, 28 août 2016.

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