Depuis le 1er février, Pékin observe avec attention les évolutions de la situation en Birmanie où la tentative de reprise en main complète du pays par les militaires suscite une protestation populaire sans égale depuis les manifestations pour la démocratie de 1988. La Chine, en effet, a d’importants intérêts économiques chez son voisin, auxquels s’ajoute l’enjeu stratégique d’un accès à l’Océan Indien pour réduire sa dépendance, en termes d’approvisionnements énergétiques, au détroit de Malacca. Ces différents intérêts se sont traduits par la protection systématiquement accordée par Pékin à la junte birmane lorsque l’éventualité de la mettre sous pression pour en obtenir des avancées démocratiques ou de moindres exactions était discutée au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU).
Une fois encore, l’Etat chinois a profité de son droit de veto au Conseil de sécurité pour modérer les critiques faites à cette armée désormais considérée par la population birmane comme une armée « terroriste ». Mais le fait signifiant n’est pas là : il est dans ce que Pékin a laissé passer plus que dans ce qu’elle a empêché. La première déclaration du CSNU depuis le coup de force militaire du 1er février ne parlait pas de « condamner » les putschistes, Chine et Russie ne voulant pas de ce vocabulaire. Mais les deux puissances laissèrent le Conseil exprimer sa « grave préoccupation » et demander la « libération immédiate » de l’ensemble des personnes détenues ainsi que la fin des restrictions visant les journalistes et les activistes. Pour le Conseil, il y avait « nécessité de continuer à soutenir la transition démocratique » comme celle « de maintenir les institutions et processus démocratiques, de s’abstenir de toute violence et de respecter pleinement les droits de l’homme, les libertés fondamentales et l’Etat de droit ». Il encourageait « la poursuite du dialogue et de la réconciliation conformément à la volonté et aux intérêts du peuple ».
Cela ne put suffire : les généraux poursuivirent et surtout accrurent la répression. Le CSNU, de nouveau, se prononça. Cette fois, Pékin et Moscou l’autorisèrent à « fermement condamner » la violence employée contre les manifestants tout en empêchant que le texte aille plus loin : il ne fut pas question de « coup d’Etat », de « responsabilités » ou de l’éventualité de « mesures » de représailles. L’ambassadeur de Chine aux Nations unies déclara de son côté qu’il était temps pour les militaires birmans de « procéder à la désescalade » et « de dialoguer ». On était donc passé du sempiternel discours sur le refus de se mêler des affaires intérieures d’un pays à des critiques publiques.
Comment l’expliquer ? L’Etat chinois n’a jamais été un grand admirateur de la junte birmane. Il veut agir avec pragmatisme, soutenant le pouvoir en place pour ménager ses intérêts. Mais le géant asiatique se rend bien compte que la situation créée par les haut-gradés de Naypyidaw ne favorise pas la stabilité du pays, qui lui importe, et que le risque existe pour lui d’attiser le ressentiment de toute une population désormais très observatrice de qui se tient à ses côtés et de qui protège les « terroristes ». En outre, les relations entre Aung San Suu Kyi, cheffe civile du gouvernement birman jusqu’au 1er février, et le grand voisin de la Birmanie étaient plutôt bonnes.
La légère montée de ton de Pékin a jusque-là été sans effet. La Chine ne devrait-elle donc pas décider de lâcher enfin un régime militaire générateur de chaos ? Mais voilà qu’un incident survient qui rebat (provisoirement ?) les cartes : ce 14 mars, des usines textiles tenues par des entreprises chinoises ont été attaquées et incendiées à Rangoun par des manifestants et Pékin a indiqué espérer que le pouvoir en place prendrait « des mesures concrètes pour assurer la sécurité des Chinois » et traduirait en justice les auteurs des dégradations. Une aubaine pour la junte qui décida immédiatement d’imposer la loi martiale dans les quartiers concernés.
Un épisode qui appelle plusieurs commentaires. On ne peut d’abord exclure à ce stade que l’attaque des entreprises textiles ait été une manœuvre des militaires birmans : Pékin se serait alors fait mener par le bout du nez. Il faut ensuite mesurer combien la colère populaire envers l’Etat chinois, déjà vive, augmente encore du fait de ce dernier incident, chacun constatant que Pékin, très modérée tant que des vies birmanes sont sacrifiées, peut se montrer réactive dès lors que ses intérêts et la sécurité de ses citoyens sont en jeu. Les manifestants birmans ont parfaitement entendu le message : leurs vies comptent peu.
Mais voilà : c’est aujourd’hui presque tout un pays qui veut en finir avec le règne militaire. Dès lors, Pékin, humiliée par une armée birmane sourde à ses appels, n’agit pas en Birmanie comme une puissance responsable ni même intelligente. C’est tout le contraire puisque plus le conflit se poursuit, plus il prend des allures de guerre civile. Décidée à ne plus se laisser maltraiter, la population ne veut en effet rien lâcher. Pékin choisira-t-elle de soutenir de nouveau fermement l’armée birmane, au risque d’un conflit grandissant avec les Etats-Unis sur ce dossier ? Les responsables chinois ne comprennent-ils pas que s’attiser la haine de tout un pays n’est pas la meilleure façon d’y garantir ses intérêts à long terme ?
Le pas de deux de l’Etat chinois, entre protection et critique de l’armée birmane, n’a eu pour effet que de laisser empirer les choses. Les jours et semaines à venir montreront si Pékin se montre ou non capable de saisir ce qui se joue aujourd’hui en Birmanie.
Frédéric Debomy.