On peut interroger la profondeur d’un certain antiracisme. Un détour par le passé et par les États-Unis nous y aidera - nous sommes en 1967 et Martin Luther King évoque les limites d’une certaine solidarité, centrée sur l’égalité formelle. « Le problème est que nous n’entendons pas la même chose lorsque l’on parle d’égalité ; Blancs et Noirs en ont une définition différente ; les Noirs partent du principe qu’“égalité” s’entend au
sens littéral et ils pensaient que les Blancs en convenaient et tiendraient leur parole en la promettant... Mais la plupart des Blancs, y compris ceux de bonne volonté, n’entendent par “égalité” qu’un vague synonyme d’“amélioration”. L’Amérique blanche n’est pas prête psychologiquement à réduire les inégalités; elle cherche à se ménager et, au fond, à ne rien changer. » Elle n’y était pas prête psychologiquement mais surtout elle n’y était pas prête matériellement : « Il est temps que les groupes privilégiés lâchent un peu de leurs millions; cela n’a rien coûté de déségréguer le Sud ou de nous donner le droit de vote ; maintenant, c’est différent. (...) Quand on commence à se
demander pourquoi il y a quarante millions de pauvres dans ce pays, on en vient à d’autres questions sur la répartition des richesses : qui possède le pétrole ? Qui possède le minerai de fer ? » Ce que l’on peut en tirer quant aux exigences de l’antiracisme en France est transparent : un antiracisme basé sur la seule indignation, sur les seuls principes, ne suffit pas. Il peut ainsi exister une forme d’antiracisme lénifiant qui permet à la République de conserver ses illusions sur elle-même. L’objectif ne peut pas être par exemple la simple fin des violences policières dont sont victimes les racisés : celles-ci ne sont pas un à côté de la société, elles en sont, dans une certaine mesure, l’expression. Un antiracisme qui parle plus volontiers d’injustices que d’inégalités, comme si la question se résumait à un affrontement de gens bien disposés et de gens mal disposés, est douteux. Cet antiracisme-là a dû permettre à une majorité de Français non racisés de s’acheter une bonne conscience : le racisme, c’était le Front national et rien que le Front national et puisqu’ils étaient contre le Front national, ils n’étaient soupçonnables de rien. La société, pourtant, continuait à être productrice d’inégalités liées à l’apparence physique comme à la condition sociale. Assa Traoré incarne aujourd’hui une autre forme d’antiracisme, qui voit les premiers concernés (sachant que chacun devrait se sentir concerné) mener d’eux-mêmes la lutte,
d’où sans doute l’accusation de communautarisme exprimant la frustration de ceux qui avaient fait de la revendication de moralité leur prérogative. Assa Traoré, en effet, ne demande pas à être sauvée, n’attend nulle permission de qui que ce soit avant d’agir et ne cède pas sa place : elle avance, demandant à ses compatriotes, quels qu’ils soient, d’agir aux côtés du comité Adama. Elle incarne finalement mieux que quiconque cette idée de la République dont on nous rebat les oreilles. Mais il y a sans doute dans la fable républicaine cet impensé que la République est d’abord incarnée par des Blancs et que ceux-ci doivent en toute circonstance garder la priorité - même lorsqu’il serait de bon ton qu’ils commencent par prêter attention à ce que les autres ont à dire. L’attachement revendiqué de beaucoup à l’universalisme leur sert en effet à justifier leur refus de céder la place : au nom d’un principe revendiqué d’égalité de tous les êtres humains, on confisque le droit à l’expression des moins bien lotis de la société avant de s’offusquer, éventuellement, de les voir en conséquence ne plus vouloir discuter qu’entre eux (le
discours politique conservateur saisissant chaque occasion de dénoncer le « communautarisme », le « séparatisme » et que sais-je encore, en oubliant commodément d’y associer les formes d’entre-soi de ceux qui tiennent le haut de l’échelle ; ce qui n’empêche certes pas de déplorer, lorsqu’on le rencontre, ce présupposé que seules les victimes d’une discrimination seraient à même de la comprendre, qu’elles la comprendraient à coup sûr et que toute autre personne voulant s’emparer du sujet serait nécessairement un agent de la domination).
Du comité Adama, qui milite pour que les circonstances dans lesquelles ce jeune homme a perdu la vie soient précisées (le décès est survenu dans le contexte de son interpellation par trois gendarmes), il faut encore dire que les attaques visant sa sœur, Assa Traoré, sont d’une rare bassesse : on reproche à la figure visible du comité d’instrumentaliser la mort de son frère pour accéder à la notoriété ou bien d’être une opportuniste qui nourrit un projet politique, à savoir l’instauration d’« un communautarisme à l’américaine » (il faut ici ne pas craindre les clichés : noire + de banlieue = communautariste). Ceux qui osent formuler de telles attaques ne semblent pas faire grand cas du décès de son cadet. De ce fait même, ils nous renseignent sur qui ils sont.
Frédéric Debomy
P. S. Le texte qui précède est issu, à peine modifié, de mon livre Le monde de Macron, la gauche défaillante et moi perplexe, paru à L'Harmattan en 2022. Mais s'agissant de la prétention de certain.e.s à porter des valeurs universalistes et humanistes, je veux encore dire un mot en relation à l'actualité. J'ai dans un article des jours derniers (https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/120424/lappel-devoye-luniversel) déjà exprimé ma révulsion devant la distinction opérée par Raphaël Enthoven entre victimes civiles du Hamas et victimes civiles d'Israël. Je la tiens pour monstrueuse. Malheureusement, il n'est pas seul à la faire. Je découvre maintenant ces quelques lignes de Rachel Khan (https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/100424/rachel-khan-et-lusage-des-mots-retour-sur-racee) publiées sur X (ex-Twitter) le 18 octobre 2023 : "Pourquoi aucun pays arabe ou musulman ne se mobilise pour sauver les palestiniens ? Puisqu'ils commettent un soit-disant génocide ou une épuration ethnique, ils devraient réagir. Il faut donc admettre de leur part une non assistance à peuple en danger (soit disant leurs frères...) en toute conscience." Je ne sais pas de quoi est faite la conscience de Rachel Khan mais la Cour internationale de justice, qui est le principal organe judiciaire des Nations unies, ne balaye pas du revers de la main, avec sa légèreté, cette question d'un génocide à Gaza. Précisément, elle parle d'un risque plausible de génocide et des organisations de défense des droits humains à l'autorité incontestée s'accordent avec elle sur ce point. Il faut se figurer un instant la simultanéité ou presque simultanéité de deux situations, un enfant palestinien mort sous les décombres et à l'autre bout du monde une Rachel Khan balayant sans plus de scrupule l'hypothèse du génocide (la monstruosité de la réponse d'Israël à l'attaque du Hamas, qu'on la qualifie juridiquement de l'une ou l'autre manière, ne faisant de toute façon aucun doute), pour mesurer l'extraordinaire absence d'empathie qui peut présider à certaines déclarations.