En préambule, deux souvenirs.
Des bonzes birmans islamophobes prêts aux violences les plus extrêmes contre les musulmans mais qui estiment pourtant se trouver du côté du bien. Leur argument : nous sommes la religion la plus tolérante. Dès lors, s’il existe une tension, ce ne saurait être de leur faute : c’est donc la faute de l’autre, et cela autorise à l’éradiquer.
Un livre d’entretiens avec Pierre Vidal-Naquet, où il expliquait s’être engagé contre la torture en Algérie par fidélité à l’idée qu’il se faisait de la France. C’était pour moi (indépendamment des raisons que l’on pouvait avoir de saluer cet engagement) la moins bonne des raisons. Car les Algériens passaient ainsi, en quelque sorte, au second plan : ce qui importait c’était toujours les Français, l’idée qu’on s’en faisait ou qu’on voulait en avoir etc. J’aurais préféré que Vidal-Naquet se soit engagé (et je ne dis pas que ce n’était pas également en jeu) contre la torture pour la simple raison que la torture, c’était inacceptable.
Corollaire, le souvenir, un troisième donc, d’avoir observé l’incapacité d’universitaires français (je ne dis pas les universitaires français, je pense précisément à deux d’entre eux) à admettre que leur pays ait pu faillir au Rwanda (leur pays ou bien, à mon avis, certains de ses responsables qui se défaussèrent parfois de leurs responsabilités en prétendant que « la France » était attaquée). Comme si mettre en cause leur pays, ou ceux qui en avaient eu la charge, revenait à les attaquer personnellement.
Je lis aujourd’hui la dernière intervention de Delphine Horvilleur sur le site Tenoua. Un texte qui fait suite à son texte du 7 mai, celui, largement commenté, où elle dénonçait, je cite le chapeau de son nouveau texte, « les dérives du gouvernement Nétanyahou. » Et ce texte, qui revient sur « plusieurs jours de violentes attaques » de la part de membres de « la communauté juive » (c’est du moins surtout de ces attaques-là qu’il est question) me met mal à l’aise.
D’abord, par la nature des attaques qui y sont relatées : leur violence (« Il y avait parfois [...] des photos de moi dans une sorte de cercueil étrange ») et ce qui les a motivées, à savoir (pour certains au moins des détracteurs d’Horvilleur) qu’il faudrait taire les fautes du gouvernement israélien, même d’aussi graves fautes que celles commises aujourd’hui, pour ne pas avantager les ennemis de ce pays.
Ensuite, du fait qu’Horvilleur donne, comme dans son texte du 7 mai, le sentiment que ce qui est en jeu pour elle n’est pas, ou très secondairement seulement, le sort fait aux Palestiniens. Je cite de nouveau le chapeau de ce nouveau texte, qui sans doute lui convient, si elle ne l’a pas écrit elle-même, puisque Tenoua est sa revue :
« Le 7 mai, le Rabbin Delphine Horvilleur publiait dans Tenoua un article dénonçant les dérives du gouvernement Nétanyahou qui mettent en danger Israël, son avenir et ses principes. »
Vouloir être fidèle à des principes d’humanité (puisque Delphine Horvilleur estime que judéité rime avec humanisme), c’est très bien mais les Palestiniens ne sont-ils qu’une abstraction ?
Il n’est presque pas question d’eux mais, plusieurs passages en témoignent, de l’enjeu à être en somme vraiment juif et donc vraiment humaniste. Même si, c’est tout de même un peu glaçant, Horvilleur « applaudi[t] » de « [ses] deux mains » l’idée que tout État doit « avoir des mains pour agir, quitte à parfois les salir » et, partant, que la guerre menée est une « guerre légitime ». Comme si la réponse aux attentats du Hamas devait être cette guerre et que seuls « les propos de ces ministres du gouvernement Nétanyahou, ceux qui appellent à ne pas faire de la libération des otages une priorité suprême, ceux qui appellent à réoccuper Gaza, ou à suggérer que la faim serait une arme de guerre légitime », « paroles de déshumanisation », constituaient un véritable problème.
Horvilleur et ceux qui la jugent pertinente savent-ils que la guerre doit toujours être la dernière des options et que la révulsion universelle devant la barbarie nazie, pour citer de mémoire Stéphane Hessel, était ce qui avait contribué au lendemain de la Seconde guerre mondiale à la structuration d’un nouvel ordre international ayant pour objectif le silence des armes ?
Mais bref, ce qui semble en jeu est donc que ces « paroles de déshumanisation » sont « une profanation du nom de Dieu » et que donc les responsables d’un État juif ne devraient pas les prononcer, pas plus que les juifs de la diaspora ne devraient les approuver.
Il y a là l’idée malaisante d’une exceptionnalité juive qui transparaissait déjà du texte du 7 mai comme des prises de position subséquentes de Joann Sfar et d’Anne Sinclair – en somme, les juifs sont du côté du bien.
Je crois, moi, que les juifs ne sont ni meilleurs ni pires que le reste des hommes et qu’il est pour le moins déplacé, quand 53 000 Palestiniens ont été tués et qu’une famine organisée en menace un nombre considérable d’autres, de parler si peu des Palestiniens et tant des juifs.
Qu’Horvilleur souhaite voir rimer judéité et humanisme, fort bien – c’est évidemment préférable à une volonté de vouloir faire rimer judéité et barbarie. Mais il y a quelque chose de gênant à voir une personnalité juive, qui n’est pas ici isolée, se représenter le monde comme divisé entre des juifs par nature humanistes – même s’ils peuvent oublier leur humanisme – et un dehors notamment constitué d’ennemis abjects (« haineux », proférant des « slogans ignobles », porteurs d’une « idéologie mortifère » etc.) en un moment où c’est un État juif qui commet une abomination.
On a le sentiment que Delphine Horvilleur vit dans une bulle idéologique, inconsciente de son indécence. Et, une fois encore, que les Palestiniens comptent pour rien.
Rima Hassan, qui n’est pas le diable que ces pro-Israéliens, souvent, s’emploient à dépeindre (ou bien qu’ils le démontrent enfin sérieusement !), a parfaitement commenté (le 9 mai sur X) le texte d’Horvilleur du 7 mai, déclencheur de toute cette tension au sein d’un (et non du) monde juif :
« La profondeur ce n’est pas de nous faire part de vos états d’âme et encore moins de votre "amour d’Israël et du sionisme" c’en est indécent. [...] C’est votre propre inconfort moral qui vous fait parler, pas votre sincère empathie vis à vis des palestiniens et de leurs revendications (parce que ce sont d’abord des sujets politiques et non humanitaires). »
Frédéric Debomy