Deux ou trois choses que je sais de Jane Birkin
Jane Birkin n'est plus. Ça ne m'amuse pas tellement. Comme beaucoup de ceux qui s'expriment ces jours-ci, je l'ai connue. Ce qui nous liait, c'était la Birmanie. Elle m'avait d'ailleurs un jour invité à participer à une émission de variétés dont elle était elle-même l'une des invitées principales, auprès d'un ami à elle, médecin, et de personnalités du monde du spectacle dont sa fille Lou : toute occasion de faire entendre les voix de celles et ceux qui se battent pour une Birmanie débarrassée du joug militaire était bonne à prendre et les questions "sensibles" - en l'occurrence, l'investissement de Total en Birmanie - ne l'intimidaient absolument pas.
Des années plus tôt, commençant à me mobiliser moi-même pour la Birmanie, j'apprenais que chaque année, à l'initiative de la FIDH (une ONG à laquelle elle était attachée et qu'elle soutenait financièrement comme elle soutiendrait en une occasion l'association sur la Birmanie dont j'aurais la charge), Jane se rendait devant l'ambassade de Birmanie à Paris pour protester contre l'assignation à résidence imposée à la figure de référence du mouvement démocratique birman : Aung San Suu Kyi. Mais il y avait plus à faire. Je commençais dès lors à la solliciter et elle répondit présent. Jane savait que sa notoriété lui permettait d'ouvrir des portes et c'est ce qu'elle se proposait de faire : ouvrir ces portes, faire de sa voix un écho aux combats portés par des gens moins audibles qu'elle. On pouvait ainsi la croiser - ça m'est arrivé - à une manifestation en faveur des sans-papiers. Elle admirait les gens qui se battaient pour de justes causes et il n'était jamais question pour elle de parler à leur place : il s'agissait d'être à leurs côtés. Il n'y eut d'ailleurs jamais entre nous le moindre conflit, la moindre querelle d'ego. Le risque était nul.
C'est ainsi qu'en 2007, lors de cette "révolution safran" qui n'entraîna hélas pas la chute de la dictature birmane, elle était aux côtés de la petite équipe que mes collègues de l'association Info Birmanie et moi-même formions : présente à l'Élysée lors de ce rendez-vous qu'elle et son agent Olivier Gluzman avaient rendu possible et présente encore dans les médias et lors de manifestations. On courait, littéralement parfois, d'un rendez-vous à l'autre, désireux de nous rendre utiles puisqu'au même moment, en Birmanie, des gens risquaient leurs vies avec un courage qui méritait que l'on courre. A nos côtés, le Premier ministre de ce que l'on appelait alors le Gouvernement birman en exil, Sein Win, dont le téléphone, saturé de messages, était fréquemment à court de batterie. Jane mit alors son numéro de téléphone à disposition du militant birman, assurant son secrétariat lors de nos innombrables déplacements en taxi : "For the Prime Minister ? Yes." C'est grâce à elle et à Olivier, je l'ai dit, que nous avions pu obtenir un (premier) rendez-vous à l'Élysée pour la Birmanie, et ce, avant même que les manifestations de 2007 - cette "révolution safran" - ne démarrent. Nous ne savions donc pas, lorsque le rendez-vous fut arrêté au 26 septembre 2007, que la presse du monde entier nous attendrait ce jour-là sur le perron de l'Élysée à l'issue de l'entrevue de Sein Win avec le président de la République, la situation en Birmanie ouvrant alors tous les journaux télévisés. Cette réception du mouvement démocratique birman, en la personne de Sein Win, par la présidence française fut remarquée de diplomaties jusque-là réticentes à écouter ceux qui défiaient la dictature. Jane ouvrait des portes.
Les souvenirs affluent, qui s'étalent sur les années. Jane s'essayant à convaincre l'archevêque de Paris de dire un mot de la Birmanie lors de la messe dominicale à Notre-Dame de Paris. "Je parlais vite, j'avais peur qu'il s'endorme !" Jane exagérant devant la caméra d'une chaîne de télévision le nombre de manifestants présents un certain jour devant l'ambassade de Birmanie (je crois revoir le sourire gentiment complice du journaliste, expression de son assentiment à ce pieux mensonge). Jane, le journaliste d'investigation Francis Christophe (qu'elle appelait affectueusement "Francis fouille-merde") et moi-même dans le bureau du patron de Total, Christophe de Margerie, pour une longue discussion qui aboutirait à ce que chacun campe sur ses positions. Le patron de Total avait d'abord refusé que Francis et moi participions au rendez-vous, Jane rétorquant à son assistante qu'elle refusait de se jeter seule ''dans la gueule du loup''. ''Je ne suis pas un loup, Madame" avait commencé par dire Margerie, visiblement atteint, une fois que nous avions gagné son bureau. Jane alors parla de valeurs : "Mon père s'est engagé auprès de la Résistance française ! Je ne peux pas accepter ce que vous faites en Birmanie." Margerie répondit : "Madame, mon père aussi était résistant ! "
Jane craignant de s'emmêler les pinceaux avant une déclaration publique. Jane insistant pour que je ne touche en rien à ses fautes de syntaxe, que le texte discuté reste un texte qui lui ressemble. Jane pliée en deux par le stress au moment d'entrer en scène, à l'occasion d'un concert dont les recettes iraient à la FIDH. Jane passant une tête au bureau d'Info Birmanie. Jane toujours présente en 2021, lorsque les militaires birmans refermèrent cette parenthèse semi-démocratique qui n'avait pas empêché le massacre des Rohingya (elle avait craint qu'Aung San Suu Kyi ne se soit pas portée à leurs côtés en raison d'une forme de nationalisme plus qu'en raison d'un contexte miné et espérait encore que cette dernière avait "un plan en douce" pour le rapatriement de ceux qui, ayant échappé à la mort, avaient été contraints de s'exiler). Nous écrivions dans La Croix, le 23 février 2021, que nous n'aimions pas "célébrer les martyrs : la Birmanie en a connu assez" et que "le courage exceptionnel de la population birmane [exigeait] de notre pays un soutien sans faille." Elle le redirait avec moi aujourd'hui.
Et puis Jane opposant un non catégorique à l'idée de faire un livre sur ses engagements, quand bien même il s'agissait de servir lesdits engagements. C'était un refus de toute opération qui pourrait s'apparenter à une opération d'autopromotion. Associer son nom à un texte ou une action oui mais il fallait, s'il s'agissait d'un texte, que ce texte soit une action. Qu'il puisse y avoir un effet levier, une utilité. Écrire pour simplement dire que l'on en est : très peu pour elle.
En 2007, Jane sortait un film très personnel, Boxes, dont elle était à la fois la scénariste et la réalisatrice. Le festival international du film d'Athènes le programma et Jane s'apprêtait à partir en Grèce lorsque son agent Olivier, à sa demande, me téléphona : Jane voulait savoir, avant de prendre l'avion, si j'avais besoin d'elle pour la Birmanie. En somme, il m'appartenait de décider si, oui ou non, elle profiterait de la présentation de Boxes à Athènes. Quelques heures plus tard, nouveau coup de fil, amusé, d'Olivier : Jane était bien arrivée à Athènes mais au grand dam des organisateurs du festival, elle était rapidement passée de l'évocation de son film à l'évocation de la situation en Birmanie. Puis elle était partie manifester en ville avec des bonzes birmans.
Il y eut un autre moment, toujours aux alentours de la ''révolution safran", où Jane prouva (sans y viser) la sincérité de son engagement. Deux de ses filles, Kate et Charlotte, étaient alors dans une passe difficile (Charlotte Gainsbourg avait été victime d'une hémorragie cérébrale et je savais que Kate Barry se portait mal) or ses filles (que je ne connais pas, n'ayant que brièvement rencontré Charlotte lors d'une manifestation en 2008) étaient tout pour elle. Ce qui ne l'empêcha pas de... s'excuser auprès de moi de sa moindre présence sur la cause birmane. Je me rappelle en avoir été profondément ému.
Si j'ai raconté ces quelques anecdotes, avec un peu d'hésitation, c'est qu'il me semble qu'elles lui rendent justement hommage. C'est aussi donner forme à mon émotion, qui est je le sais celle de beaucoup de gens, qu'ils l'aient ou non connue. ''Je suis venu(e) te dire que je m'en vais / Et tes larmes n'y pourront rien changer". C'est bien dommage.
So long, Jane. "Love", comme tu disais parfois à la fin de tes messages. Je suis heureux de t'avoir connue.
Frédéric Debomy