Je ne pensais plus reparler de Rachel Khan. Pas immédiatement, du moins. En effet, certains de mes récents billets (comme l'on dit ici) la mentionnaient : "Rachel Khan et l'usage des mots : retour sur "Racée"", "Les "Républicains-Universalistes", vecteurs de division" et (au bas du billet) "L'universalisme, masque commode". C'était assez pour ne pas en rajouter, sous peine d'avoir l'air de faire une fixation. D'autres personnalités publiques, assurément, méritent la critique.
Mais voilà que l'intéressée porte plainte contre Rima Hassan, qui l'a traitée d'"ordure", et lui fait la leçon : "Dans notre pays", écrit Khan sur X (ex-Twitter) le 18 avril 2024, "il existe des règles et des lois qui obligent, peut-être encore plus, les candidats à des élections, de qui l'on est en droit d'attendre un peu plus de hauteur de vue et un peu moins d'outrance."
Je n'aime pas beaucoup ce "Dans notre pays" qui pourrait laisser entendre que Rima Hassan, candidate de la France insoumise (dont je ne suis nullement le porte-parole) aux élections européennes, n'est pas française. Elle l'est, c'est elle-même qui l'explique sur France Inter, depuis ses dix-huit ans : "Je suis réfugiée palestinienne, née apatride". Ce qui me crispe en outre est la façon dont Rachel Khan joue une fois de plus la hauteur de vue et la hauteur morale.
Car c'est bien Rachel Khan qui repostait sur son compte X ce post de Julien Bahloul du 17 avril 2024, où l'on lisait :
"Rima Hassan / LFI / Autre propagande islamiste : "un genocide est en cours dans la bande de #Gaza !" La bande de #Gaza cet après-midi :"
Et l'on voyait, en-dessous, une image vidéo de Palestiniens à la plage.
L'hypothèse du génocide serait donc selon Rachel Khan, qui sait ce qu'elle reposte, rien moins qu'une "propagande islamiste". Sur X toujours, Khan parlait déjà le 18 octobre 2023 d'un "soit-disant génocide". C'étaient cette fois ses mots à elle et non des mots repris. Or la Cour internationale de justice, qui est le principal organe judiciaire des Nations unies, parle d'un risque plausible de génocide et des organisations de défense des droits humains à l'autorité incontestée s'accordent avec elle sur ce point. Le terme a été utilisé par d'autres commentateurs, comme le président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva. Un islamiste, certainement.
Quant à cette image de Palestiniens à la plage, on lit dans Libération (rubrique CheckNews) : "Depuis mercredi 17 avril, différentes personnalités médiatiques, politiques, d’extrême droite ou soutiens d’Israël, ont agité une vidéo qui contredirait, selon eux, la thèse de massacres en cours à Gaza. Ces images – des Gazaouis à la plage – ont d’abord été diffusées en Israël par la chaîne publique israélienne N12, puis en France par le relais pro israélien (et ancien porte-parole de l’armée israélienne) Julien Bahloul." Puis, donc, par Rachel Khan.
Libération poursuit en précisant qu'en effet "les Gazaouis ont profité d'une brève accalmie militaire pour aller se baigner" et que la mer est "utilisée par certains réfugiés gazaouis depuis le début du conflit pour la vaisselle ou se laver, sur fond de pénurie d'eau potable." On lit encore : "ces bandes de sables, ici joyeuses, ont également été le théâtre de tueries ces six derniers mois. Plusieurs dizaines de personnes ont été abattues au début du conflit dans des circonstances floues le long de la route côtière, comme en attestent différentes séquences authentifiées. Plus récemment, le 29 février, le «massacre de la farine» aurait fait plus d’une centaine de morts, d’après le ministère de la Santé contrôlé par le Hamas, quand les forces israéliennes ont, d’après de nombreux témoignages concordants rassemblés par CheckNews et différents médias comme CNN, ouvert le feu sur la foule pendant une distribution d’aide humanitaire, déclenchant un mouvement de panique."
Non contente de reposter le message d'un ancien porte-parole de l'armée israélienne et - c'est Libération qui le dit - relais pro israélien laissant entendre que les Gazaouis se portent bien, Khan a cru bon ajouter (sous le post de Bahloul) son commentaire : "j’aime bien celui qui travail son summer body en faisant des pompes." Difficile de ne pas y voir une ironie déplacée lorsqu'on sait le carnage dont les Gazaouis sont actuellement victimes. Difficile, même, de ne pas avoir la nausée devant ce relais de propagande et cette ironie mal placée. Que le mot "ordure" soit venu à l'esprit de Rima Hassan ne me choque dès lors en rien et ne devrait choquer personne. On peut le dire autrement, avec Hannah Arendt : "La mort de l'empathie humaine est l'un des premiers signes et le plus révélateur d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie." Il y a en effet un humour qui ne relève pas de l'humour noir mais de la simple inhumanité.
De Rachel Khan, on ne finirait pas de relever les propos qui ne relèvent certainement pas d'une quelconque hauteur de vue ni de la moindre moralité. Sur X, elle critiquait déjà un post de Rima Hassan du 14 avril 2024, dans lequel cette dernière évoquait son souhait de voir "la chute" du "mur de l'apartheid israélien", dont elle rappelait que la Cour Internationale de Justice le jugeait illégal. Dans son commentaire, Khan évoquait "un droit international qui n'est plus d'actualité", parlant d'États "qui se défendent face à des groupes islamistes qui veulent la mort de l’Occident ou autres civilisations libres". Il faut mesurer la légèreté et la gravité de ces propos : tandis qu'Israël commet un carnage qui révulse une grande partie de l'humanité, parler d'un droit international qui ne serait plus d'actualité. Et associer ledit carnage à une nécessaire défense des "civilisations libres".
Rachel Khan nous fait volontiers part de ses indignations, s'érigeant visiblement en juge des moralités. Elle n'hésite pourtant pas à raconter souvent n'importe quoi, et pas seulement sur Gaza. De l'extrême-gauche, elle déclare par exemple sur Radio J, le 11 avril 2024 (propos qu'elle reprend sur X) : "C'est cynique, presque pathétique, c'est morbide en réalité d'utiliser une religion ou d'utiliser une couleur de peau ou une ethnie pour en faire des billets de vote pour les prochaines élections ou créer le chaos." Car elle a le "sentiment" que ce que veulent Jean-Luc Mélenchon et l'extrême-gauche "c'est créer le chaos à tout prix." Un propos complotiste qu'elle n'est pas seule à porter. Elle est ainsi de ceux qui affirment que ceux qui se disent racisés sont racistes. Ce terme est pourtant employé par des gens qui constatent dans leur quotidien qu'ils sont objectivés négativement en raison de leur couleur de peau ou d'autres caractéristiques physiques renvoyant à leur origine ethnique. L'extrême-gauche a sans doute bien des défauts mais il faut lui reconnaître de n'être pas la moins présente sur les enjeux liés à l'égalité. Prétendre que, loin d'adresser des problèmes réels (et, faut-il le rappeler, dûment constatés, que ce soit par les données publiques ou par la recherche), l'extrême-gauche les inventerait pour engranger des voix au risque de créer une division entre les Français que la réalité, elle, n'encouragerait pas, n'est pas seulement intellectuellement misérable mais moralement indéfendable.
Rachel Khan, on l'aura compris, n'est pas d'extrême-gauche (à supposer d'ailleurs que la France insoumise mérite ce qualificatif d'"extrême" qui est plus sûrement l'expression d'un déplacement du débat vers la droite). Comment se situe-t-elle politiquement ? On en a une idée quand on la voit relayer, sur X toujours, le 15 avril 2024, un propos à l'emporte-pièce du défunt chanteur Léo Ferré comme quoi la gauche serait "une salle d'attente pour le fascisme" (une archive vidéo trouvée par Khan, signalons-le, sur "Libertarien TV", une chaîne de télévision que je ne connais pas mais je sais ce qu'est un libertarien et un libertarien, en effet, n'est pas de gauche ; cherchant à en savoir plus sur Libertarien TV je suis tombé sur le site Internet Vudailleurs.com et sur un certain Cédric Leboussi qui le 15 novembre 2023 affirmait sur TV Finance, dont j'ignorais également l'existence, que le RN avait sa place dans une marche contre l'antisémitisme). Quant à l'extrême-droite, Khan estime que "ça ne veut plus rien dire" (contrairement à l'"extrême-gauche" donc). Et où le dit-elle ? Sur CNews, le 19 avril 2024, ce qui fait bien sûr le bonheur du présentateur Pascal Praud, visage, comme désormais Rachel Khan, de cette chaîne précisément considérée comme une chaîne d'extrême-droite et dont mon éthique personnelle m'interdirait, si j'y étais invité, d'y mettre jamais les pieds. Dire que l'extrême-droite "ça ne veut plus rien dire" c'est participer de cette entreprise de "dédiabolisation" qui avantage ce courant politique. Khan y incarne volontiers la personne d'équilibre, ce qui donne par exemple, toujours ce 19 avril 2024, le propos suivant : "L'immigration n'est pas la cause de tous les maux non plus." Donc elle est tout de même la cause d'un certain nombre de maux. Ou comment feindre la mesure en avalisant une idée d'extrême-droite.
Mais revenons à ce qui a lieu à Gaza, qui est d'une particulière gravité. Sur X le 7 avril 2024, Rachel Khan a évoqué le génocide des Tutsi du Rwanda, "un crime qui nous concerne tous." Elle précise : "Aujourd’hui, il ne s’agit pas de s’approprier ce mot de « genocide » pour gagner une bataille de communication. [...] Aujourd’hui, en ce jour de commémoration des 30 ans du génocide au Rwanda, pensées pour nos humanités inhumaines, pour les victimes, pour les rescapés, sans oublier la honte du silence planétaire au moment où cela s’est passé."
Des hontes, il y en aura d'autres. Notamment celle de s'être appropriée, ce 7 avril 2024, le génocide des Tutsi pour...gagner une bataille de communication. Cette façon d'utiliser ce terrible événement pour évacuer la possibilité d'un génocide à Gaza me rappelle ce qui se passait il y a trente ans lorsque, simultanément, on évoquait le "Plus jamais ça" et on choisissait d'ignorer ce qui se passait au Rwanda.
Mais finissons. Sur X le 24 mars 2024, Khan a eu une pensée pour les victimes de l'attentat de Moscou (revendiqué par l'État islamique), "les civils en première ligne toujours."
Les civils en première ligne, oui.
Tout mon soutien à Rima Hassan.
Frédéric Debomy.
P. S.
Source de l'article de Libération : Alexandre Horn, "Que nous disent ces images de réfugiés sur les plages de Gaza ?", Libération, 17 avril 2024. Il serait hasardeux de taxer Libération d'islamisme après que le quotidien ait publié ce dessin de Coco dont il a été fortement question récemment et dont je faisais ici l'analyse : https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/130424/defendre-la-liberte-dexpression-sans-y-sacrifier-lanalyse-dun-dessin
Une suggestion pour l'analyse des positions de Rachel Khan : s'intéresser à la notion d'accusation en miroir ; elle n'en finira pas d'être fructueuse.
Sur cette affirmation de Rachel Khan sur X du 14 avril 2024 selon laquelle l'actualité serait celle d'"États qui se défendent face à des groupes islamistes qui veulent la mort de l'Occident et autres civilisations libres", un mot encore - sur cette façon, dont elle n'a pas l'exclusivité, de décontextualiser ce qui se passe. S'agissant, d'abord, de "civilisations libres", elle jugeait "ignoble" (sur X le 22 juillet 2022) que l'on parle d'"apartheid" pour qualifier le sort réservé aux Palestiniens par l'État d'Israël, y voyant une forme "d'appropriation culturelle de l'histoire africaine." Elle ajoutait à son commentaire une photographie de Nelson Mandela souriant. On aimerait la prier de ne pas, pour sa part, s'approprier Mandela dont les positions relatives au conflit israélo-palestinien sont bien connues. Mandela invoquait ainsi la similitude entre la lutte des Palestiniens et celle des Non-blancs en Afrique du Sud, estimant en outre qu'Israël devait "se retirer des zones [...] prises aux Arabes." Il lui semblait qu'il ne servirait à rien qu'Israël parle de paix tant que cet État continuerait "à contrôler les territoires arabes [...] conquis durant la guerre de 1967" (https://resisteralairdutemps.blogspot.com/p/comme-la-rappele-pierre-haski-de-rue89.html). Rachel Khan, elle, n'aime pas que l'on parle de colons israéliens : le 5 décembre 2023 sur CNews, elle s'insurgeait contre "ce que l'extrême gauche nous insuffle, notamment sur les réseaux sociaux : Israël apartheid, Israël colons". Veut-elle dire qu'il n'existe pas de colons israéliens ?
Comme d'autres, Khan nous entretient d'un supposé phénomène de torsion du réel que l'on devrait à l'extrême-gauche ou aux islamistes, qui serait la source des critiques formulées contre Israël. Un commentaire qui ne lui est pas spécifiquement adressé permet de lui répondre. On le doit à l'intellectuel et ancien résistant Edgar Morin. Il a été prononcé le 10 février 2024 au Festival du livre africain de Marrakech : "Je suis à la fois ahuri et indigné par le fait que ceux qui représentent les descendants d’un peuple qui a été persécuté pendant des siècles [...] puissent non seulement coloniser tout un peuple [...] mais en plus, après le massacre du 7 octobre, se sont livrés à un véritable carnage, massif, sur les populations de Gaza" (je ne marquerai qu'un écart avec les observations de Morin : je ne crois pas qu'il y ait à attendre desdits descendants qu'ils soient plus - ni moins - humains que le reste de l'humanité). Aux indignations indignes et instrumentalisations malvenues résisteront durablement les faits de la colonisation et du carnage.