Rachel Khan ne se laisse décidément pas oublier. Offusquée de se voir traiter d'"ordure" par une candidate aux élections européennes de la France insoumise, ce qui serait légitime en temps normal mais ne l'est plus dans un contexte où elle se fait le relais de la propagande et des indignations d'un État en train de commettre un carnage, la voilà qui affirme que ceux qui la qualifient ainsi, et je m'y reconnais sans mal, "révèlent leur haine de la République". Rien que ça. Comment le démontre-t-elle et qu'entend-elle par "République" ?
Avant de faire une nouvelle fois le constat de l'indigence de sa pensée, deux précisions. La première concernant ma première affirmation : Rachel Khan se fait le relais de la propagande d'Israël. Ce n'est à vrai dire pas même moi qui le dis mais le journal Libération qui le constate dans un article dont je donnais les références dans mon précédent billet intitulé Humour noir et humour incertain. Pour Rima Hassan et non pour Rachel Khan. Ainsi, Rachel Khan relayait la diffusion d'une vidéo de Gazaouis à la plage d'abord apparue sur la chaîne de télévision publique israélienne N12 avant d'être reprise par un relais pro israélien (à qui Khan, précisément, l'empruntait). Elle assortissait la vidéo d'un trait d'humour sur un Gazaoui y apparaissant occupé à effectuer des exercices physiques. Pour Libération dans cet article daté du 17 avril 2024, la diffusion de cette vidéo par différentes personnalités "d'extrême-droite ou soutiens d'Israël" avait pour but de "contredire la thèse de massacres en cours à Gaza." Voilà pour la propagande.
Quant à relayer les indignations d'Israël, on en trouvera un exemple, qui n'est pas unique, avec sa critique (non argumentée) de l'UNRWA, un organisme qui selon Khan (le 14 avril sur X) ne pourrait servir de référence au droit international. Israël en effet est en rage contre l'agence onusienne pour les réfugiés palestiniens et mène campagne pour qu'il soit mis fin aux opérations de cette "colonne vertébrale" (selon le mot de son patron) des opérations humanitaires à Gaza. "Démanteler l'UNRWA aura des répercussions durables" avec pour conséquence notamment d'"aggraver la crise humanitaire à Gaza et accélérer l'arrivée de la famine", a prévenu ledit patron Philippe Lazzarini devant le Conseil de sécurité des Nations unies, face aux accusations portées par Israël selon lesquelles l'agence emploierait "plus de 400 terroristes". Or un rapport commandé par l'ONU à une ancienne ministre française des Affaires étrangères conclut à une absence de preuve de la véracité de telles accusations (tout en pointant des "problèmes de neutralité" politiques). De là à penser qu'Israël, occupé à massacrer les Palestiniens, souhaite que cette agence de l'ONU fasse place nette, il n'y a qu'un pas et l'Union européenne, au lendemain du rapport, appelle à soutenir L'UNRWA. Il est permis de penser que ce que le gouvernement israélien reproche à l'agence est moins la présence, en son sein, de "plus de 400 terroristes" (plus de 400 terroristes et pas une preuve, cela paraît pour le moins improbable) mais d'avoir dit, comme je le signalais déjà dans mon billet intitulé L'Occident aveugle, que la guerre à Gaza avait tué plus d'enfants en quatre mois qu'en quatre ans de conflits à travers le monde. Présente, pour le moins, sur X, Rachel Khan n'y a pas signalé les conclusions du rapport onusien sur l'UNRWA. Peut-être l'a-t-elle fait ailleurs. En attendant, sur X, il faut se contenter de son "Un droit international incarné par l'UNRWA ?" suivi de l'affirmation que le droit international tel qu'on le connaît est désormais caduque. Que l'on puisse quasi simultanément se revendiquer de l'humanisme (une philosophie qui place les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs, selon le Larousse), ce que ne cesse de faire Khan, est pour le moins audacieux. Et parfaitement contradictoire avec nombre de ses positions. Rachel Khan illustre à vrai dire parfaitement ce phénomène d'accaparement des valeurs universelles pour servir des logiques de camp dont je m'indignais dans mon billet intitulé L'appel dévoyé à l'universel. Ce qui ne l'empêche pas d'offrir d'elle-même cette image publique de rempart à la "guerre contre l'humanisme" comme elle le faisait par exemple le 15 mars 2024 sur X. Et de le faire toujours plus à droite : des Verts à CNews en passant par la République en marche. Et en s'indignant de préférence contre ceux qui, en matière d'humanisme, ne se paient pas de mots : ses adversaires sont ceux qui reconnaissent la réalité d'un racisme systémique en France (parfaitement établi) et souhaitent la fin du carnage à Gaza. Il suffit de parcourir ses interventions pour s'en assurer. Khan est adepte de la logique de renversement qui consiste à faire de victimes des coupables et de militants de la dignité humaine des porteurs de barbarie. Non contente de se forger sur ces bases une image de résistante à la barbarie (et non d'une commentatrice relayant les lieux communs et les détestations des puissants, ce qui est nettement moins héroïque) qui prêterait à rire si tout cela pouvait être drôle, elle s'érige en outre en vigie médiatique de l'emploi des mots en mobilisant des notions discutables et en faisant dire à certains desdits mots le contraire de ce qu'ils signifient (ce que j'évoquais rapidement dans mon billet intitulé Rachel Khan et l'usage des mots : retour sur " Racée").
Ces précisions faites, revenons-en à cette singulière affirmation : ceux qui la qualifient d'ordure révèlent leur haine de la République.
On reconnaît à un tel propos le manque d'humilité de Khan, qui ne semble jamais craindre le ridicule (voir, là encore, Rachel Khan et l'usage des mots : retour sur "Racée") : l'atteindre serait atteindre la République. On aimerait à vrai dire que, comme d'autres qui s'en revendiquent à grands cris pour justifier les positions les plus douteuses, elle laisse la République - une forme politique qui ne se confond par ailleurs pas avec la démocratie et mérite dès lors la discussion - tranquille.
On est sûrement un certain nombre, en effet, à être fatigués des moulinets du bras et des grands mots qu'affectionnent de très petits contributeurs au débat public, auxquels je ne peux souhaiter qu'une chose : que l'histoire les oublie complètement, sans quoi leur postérité consistera à faire bailler ou soupirer les historiens. En attendant, à défaut de discours organisés autour d'argumentations dignes de ce nom, ils nous empoisonnent de leurs paroles aussi vaines que prétentieuses. Et que j'y vais de ma République, de ma laïcité, de mon universalisme, de mon humanisme... Ils ne sont pourtant pas si beaux : voir à ce propos un autre de mes billets, Les" Républicains-Universalistes", vecteurs de division.
Je n'ai donc pas été surpris de voir Rachel Khan mobiliser "la République" au lieu de reconnaître qu'elle porte la responsabilité de l'indignation qu'elle suscite. Sur TV5 Monde, elle explique le fait qu'elle puisse être attaquée par le fait que "peut-être, à un certain endroit, [elle] vise assez juste sur ce [qu'elle décrit], en tout cas sur [sa] pensée humaniste, universaliste qui dérange. Aujourd'hui on est dans une guerre contre tout ce qui peut nous réparer. On est dans une guerre évidemment contre la République mais aussi contre cet humanisme en fait qui est l'esprit de notre République." Bref, c'est la vertu qui est attaquée et celui qui l'interroge ne lui demande pas en quoi on serait "dans une guerre évidemment contre la République". "Moi j'ai bataillé toute ma vie contre toutes les formes de discrimination" ose dès lors enchaîner Khan, nullement dérangée par son interviewer. Au terme d'une vingtaine de minutes d'émission où l'intéressée enchaîne les propos lénifiants, rien n'aura été par elle démontré ni même véritablement décrit mais seulement affirmé : République attaquée, volonté de l'extrême-gauche (qui aurait une "haine de la France") de "tuer nos principes républicains"... Ce 22 avril 2024, sur TV5 Monde, Rachel Khan a affirmé qu'en raison de la faillite d'une extrême-gauche qui "ne parle pas du réel [...] c'est l'extrême-droite qui reprend le réel à son compte." L'extrême-gauche et l'extrême-droite sont pour elle "les deux faces d'une même pièce". Son interviewer aurait pu lui faire observer qu'elle officiait sur une chaîne de télévision marquée à l'extrême-droite (voir de nouveau Humour noir et humour incertain. Pour Rima Hassan et non pour Rachel Khan), mais non. Il l'a en revanche encouragée à dénoncer le "communautarisme", notion douteuse comme je le signalais dans Rachel Khan et l'usage des mots : retour sur " Racée", et à évoquer des "ennemis de l'intérieur". Cela s'appelle servir la soupe et la soupe est aigre : interrogée sur la réalité de violences policières entraînant la mort, Khan ose affirmer qu'"on est dans un dogme idéologique qui n'a aucune prise avec le réel." Ainsi, "si on dit "la police tue", [...] c'est éperdument faux." Ainsi, les morts ne sont pas morts et Adama Traoré est toujours en train de faire du vélo et Cédric Chouviat de la moto tandis que Steve Maia Caniço n'a pas cessé de danser ni Zineb Redouane de regarder par sa fenêtre (pour ne parler que d'eux). Quant à CNews (dont il aurait été bon de préciser au téléspectateur que Rachel Khan en est un visage), si Jean-Luc Mélenchon juge la chaîne "infâme", c'est parce qu'elle est "libre" et non parce qu'elle est d'extrême-droite (à moins que ce ne soit la même chose?). Chacun a pu en effet observer que la liberté des médias est la grande préoccupation de Vincent Bolloré (voir mes précisions empruntées au Monde au bas de ce texte)... Au final, interviewée et interviewer se sont montrés bien moins mobilisés contre l'extrême-droite que contre "l'extrême-gauche" avant qu'il ne soit question de la fameuse vidéo montrant des Gazaouis à la plage et du commentaire de Khan l'accompagnant : "ça a été complètement manipulé." Khan explique alors qu'elle réfutait la réalité d'un apartheid et d'un génocide à Gaza (sans entreprendre de discuter les arguments de ceux qui pensent l'inverse) et se garde de préciser quel chemin a pris la vidéo. "Vous dénoncez les morts palestiniens dans les bombardements israéliens aujourd'hui ?" ose enfin son interviewer, ce à quoi elle répond : "On dénonce tous les morts. Mais après cette manière qu'a le Hamas d'aller sous les tunnels, d'aller sous les hôpitaux, d'aller sous les mosquées etc. pour mettre en danger sa population, c'est absolument barbare et honteux. Le premier responsable de cette tuerie dans la bande de Gaza, c'est le Hamas". D'un air entendu, Khan complète son propos en disant que l'on pourrait s'intéresser à d'autres populations éprouvées que la population palestinienne mais que "c'est lorsque c'est Israël qui est en face que c'est dénoncé." En bref, la solidarité envers les Palestiniens n'est qu'une expression de l'antisémitisme et le premier responsable des bombardements qu'ils subissent n'est pas celui qui bombarde.
En somme Rachel Khan sur TV5 Monde ne définit ni ne démontre rien, raconte n'importe quoi en prétendant être celle qui ne le fait pas et ne parvient pas à (ou se refuse à) critiquer Israël. Dans le monde parallèle qu'elle nous propose de partager, le Hamas porte non seulement la responsabilité des morts israéliennes du 7 octobre 2023 mais aussi la responsabilité des morts palestiniennes, infiniment plus nombreuses, voulues par Israël. Ne parler que du terrorisme (du Hamas), pour ne pas que l'on parle de crimes de guerre, de crime contre l'humanité et peut-être de génocide (commis par Israël).
Rachel Khan ne mérite pas la haine : elle mérite la colère, car la haine est un sentiment qu'il ne faut jamais appuyer (mais qui peut survenir bien sûr lorsqu'un certain point de souffrance est atteint ; on remarquera cependant que ce ne sont pas toujours ceux qui ont le plus souffert qui s'y livrent). Certes, l'historien israélien Shlomo Sand a sans doute raison d'observer dans son essai "Une race imaginaire" (sous-titré "Courte histoire de la judéophobie" et paru au Seuil en 2020) que "le fait de vivre pendant des siècles à proximité de voisins persuadés que vous avez assassiné le fils de leur Dieu [peut] générer des identités pour le moins fermées et angoissées. La peur quotidienne d'un environnement hostile façonne des échines un peu raides". Sans doute cela explique-t-il le stupéfiant aveuglement (s'il ne s'agit pas, ou pas toujours, de mauvaise foi comme je le crois volontiers) de personnalités juives ne voyant dans le massacre du 7 octobre 2023 (dont il n'est pas question de minorer l'horreur) qu'une manifestation de l'éternel retour de l'antisémitisme et non la conséquence dramatique d'une situation depuis longtemps dégradée dont Israël porte la première responsabilité. Mais Sand remarque aussi que les Israéliens, d'une part, et les juifs d'autre part, puisqu'il convient de ne pas les amalgamer, ne sont pas unanimes à ne pas voir ou ne pas vouloir voir l'ampleur de l'injustice faite depuis longtemps aux Palestiniens. Certaines personnalités juives comptent même parmi les adversaires les plus résolus de la façon dont Israël s'en prend aux Palestiniens. Être juif ne détermine tout simplement nullement la capacité d'un individu à être du côté de la justice, pas plus qu'être musulman, chrétien ou athée (pour ne m'en tenir ici qu'à ces exemples) ne le permet. La responsabilité de chacun, quelle que soit sa confession s'il en a une, est engagée s'agissant de son positionnement face au carnage en cours. Ceux et celles qui ne le comprennent pas pourraient bien se retrouver a posteriori couverts d'infâmie et de ce fait rendus inaudibles : ce serait à vrai dire le signe de temps plus civilisés. Mais c'est là une préoccupation très secondaire car pour l'heure, des civils meurent et cela d'autant plus sûrement que certaines oreilles ne souhaitent pas entendre leurs cris et certaines bouches ne pas s'en faire l'écho. Tout au contraire ou bien (ce qui revient au même) de la manière la plus réécrite, à la façon de Khan : Israël bombarde des civils mais ne porte pas la responsabilité première des morts qui s'ensuivent.
Frédéric Debomy
P. S. Shlomo Sand, puisque je l'ai cité, explique dans son livre pourquoi il a préféré parler de judéophobie que d'antisémitisme : "Attendu qu'il n'existe pas de race sémite, et pas davantage de race aryenne, les racines du terme" antisémitisme" plongent dans l'escroquerie essentialiste provenant principalement de politiciens populistes désireux de donner une consistance "scientifique" à une vieille phobie", la judéophobie. Pour ma part j'utilise ce terme d'"antisémitisme", à tort peut-être car on a toujours raison d'être précis et de vouloir déjouer certains pièges, et ce parce qu'il s'est imposé pour désigner la haine des juifs. C'est de la même façon que j'utilise le terme d'islamophobie pour désigner la haine des musulmans. Ceux qui réfutent un terme et non l'autre laissent voir que leurs motivations lorsqu'ils s'indignent relèvent non d'un souci de la dignité humaine mais de logiques de camps qui la foulent aux pieds. Parlant de dignité, j'en profite pour affirmer que la France insoumise (contre laquelle j'ai pu avoir de vraies colères, en particulier s'agissant de propos de Jean-Luc Mélenchon sur l'Ukraine, la situation des Ouïghours ou celle de Taïwan) incarne en ce moment de manière trop isolée la dignité du monde politique et mérite, de ce fait, qu'on lui rende hommage.
P. P. S. Sur Bolloré, les médias et CNews et la liberté de conscience et d'expression, une référence : Jean-Yves Mollier, "La concentration dans le monde du livre", Libertalia, 2022. Dans un article du Monde daté du 20 mars 2024, il était précisé qu'"au moins quarante-deux mises en garde, mises en demeure et amendes ont été prononcées contre les chaînes du groupe Bolloré depuis 2012, dont six en 2024", l'Autorité de la régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ayant pointé "une longue série de manquements aux obligations (pluralisme de l’information, maîtrise de l’antenne, publicité, diffusion…)" de C8 et de CNews. C'est ce que Rachel Khan appelle une chaîne "libre". https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/03/20/retrouvez-toutes-les-sanctions-de-l-arcom-contre-c8-et-cnews_6223105_4355770.html