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Billet de blog 24 juin 2025

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Quand Joann Sfar entend discréditer les voix iraniennes refusant les bombes

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L'auteur du "Chat du rabbin" et de "Klezmer", pour ne citer que les titres qui me viennent en premier à l'esprit du fait que le petit monde du premier me semblait parfaitement tenir debout et qu'un volume du second (dont l'action se déroulait le temps d'une nuit) m'avait épaté, aurait pu demeurer cet auteur de fiction sans doute plus brillant que profond (c'est du moins le sentiment que j'ai retiré de mes lectures, sachant que je n'ai pas tout lu non plus de sa pléthorique production), indéniablement talentueux et qui avait notamment ceci d'intéressant, pour un lecteur comme moi, que son œuvre était pénétrée de culture juive (et ceci très tôt, je me rappelle avoir lu en son temps "Le Petit monde du Golem").

Malheureusement, cet auteur de bande dessinée est également l'un de ces personnages qui, ne doutant pas d'eux-mêmes, sont convaincus d'être aptes à éclairer un monde qu'ils appréhendent bien mal. Car le réel, Sfar ne l'éclaire pas : il le tord, pour faire triompher ses vues. Et ce de manière particulièrement répétée, véhémente, depuis le mois d'octobre 2023, et ce au détriment des Palestiniens comme nous sommes désormais un certain nombre, je crois, à l'avoir remarqué et un petit nombre à l'avoir écrit. On apprend maintenant que l'une des prochaines bandes dessinées de l'intéressé donnera la parole aux Palestiniens et il ne me semble pas difficile de deviner ce que ça donnera : Sfar se représentant lui-même à l'image plein de compassion pour ses interlocuteurs, plein d'écoute, et privilégiant l'approche dite humaniste, qui permet d'éviter les sujets de fond, à la critique politique ; une part de critique d'Israël pour avoir l'air crédible et non-partisan, mais sans porter la critique de la politique israélienne à la hauteur nécessaire. Bref, une opération d'autopromotion par laquelle il se présentera au monde comme un homme d'équilibre et de paix, sans avoir informé ses interlocuteurs palestiniens, susceptibles de le voir comme tel, de la façon dont il s'est acharné des mois durant à discréditer publiquement ceux qui faisaient preuve de solidarité envers les Gazaouis ou de la manière dont il s'est fait plus d'une fois le relais de la propagande israélienne, notamment contre l'agence des Nations unies portant assistance à des civils palestiniens bombardés et affamés (ce sur quoi il n'a pas eu à ce jour, à ma connaissance, la décence de revenir pour admettre s'être trompé).

Bref, Sfar est de ceux qui nous disent par exemple qu'Israël est "une démocratie" sans s'attarder trop sur la discrimination à laquelle ont droit, dans ce pays, les Arabes israéliens ni sans trouver gênant de dire cela d'un État qui traite ses voisins comme il les traite (prison à ciel ouvert et colonisation). Pour lui, malgré une gêne tardive et limitée devant l'ampleur du crime commis à Gaza, exprimée à la suite de l'initiative prise par d'autres personnalités juives également peu enclines à critiquer l'État hébreu, Israël ne saurait être résolument du mauvais côté de la morale ou de l'histoire. Ce qui est faire bien peu de cas de beaucoup de choses. Inutile donc de compter sur lui pour s'insurger contre la publication par des soldats israéliens de leurs exactions sur Tik Tok ou contre le refus actuel par des citoyens juifs israéliens de permettre à leurs compatriotes arabes (ou à des étrangers) de se réfugier dans les abris prévus lors des frappes iraniennes : Sfar aime à relever (et tordre) bien des choses, mais pas celles-là. Ou s'il lui est arrivé de le faire (il s'exprime si fréquemment qu'un propos a pu m'échapper : je ne le suis pas non plus à la trace), son insistance ne se porte guère à ces endroits.

On est donc habitué à ses vues partisanes mais cela n'empêche pas la sidération : voilà que, Israël bombardant l'Iran, il se fait adepte de la guerre préventive, montrant par là qu'il aborde les relations internationales avec la subtilité d'un George W. Bush. Et qu'il se permet de parler à la place des Iraniens, suggérant qu'il existe en somme de bons et de mauvais Iraniens : la ligne de partage, c'est approuver ou non les bombardements israéliens. Si vous n'approuvez pas, c'est que vous êtes un Iranien qui ne veut pas la chute du régime des mollahs et que vous ne représentez qu'une minorité d'Iraniens. En somme, Sfar le sait, les Iraniens souhaitent les bombes.

Il y a quelques jours il s'en prenait, comme je l'avais signalé dans mon dernier billet, aux rédactions qui selon lui faisaient preuve de sympathie envers le régime iranien, et ce par "détestation viscérale d'Israël" et "des juifs". Comme à son habitude il ne citait pas ses sources, ce qui est commode lorsque l'on veut raconter n'importe quoi : quelles sont donc ces rédactions qui auraient épousé les vues de la République islamique et révélé, ce faisant, leur antisémitisme ? Si Sfar ne le précise pas, gageons que c'est parce qu'il est conscient que s'il le faisait chacun pourrait mesurer l'écart entre ce que ces médias donnent à entendre et l'interprétation que lui en fait. C'est transformer le réel en fiction pour faire valoir ses vues : on accuse celui que l'on estime être un adversaire d'avoir dit quelque chose qu'il n'a pas dit pour pouvoir mieux l'attaquer. Ou comment contourner les exigences d'un débat conséquent : Sfar nous entretient d'une supposée "détestation viscérale d'Israël" et "des juifs" pour, en fait, s'en prendre à ceux qui estiment problématique que le gouvernement israélien ait préféré, s'agissant du dossier du nucléaire iranien, la force au droit (sans parler, et c'est un point évidemment important, de l'opportunisme de Nétanyahou à le faire maintenant).

Pour le dessinateur c'est être du côté des mollahs et il y revient trois jours plus tard en mettant de nouveau en scène une rédaction fictive : plutôt qu'argumenter un désaccord, s'attaquer à ce qui n'existe pas! Mais Sfar n'en veut pas qu'aux rédactions fictives : il manifeste aussi son mépris pour les Iraniens qui n'approuvent pas l'action brutale d'Israël, qui au moment où il s'exprime aurait déjà coûté la vie à plus de 400 personnes dont une majorité de civils (on en serait maintenant à 610 morts sinon davantage), plus de 3000 ayant été par ailleurs blessées par les attaques (selon le ministère de la santé iranien dont peut-être Sfar souhaitera discuter les chiffres mais nul ne peut prétendre que le choix d'Israël de torpiller toute négociation avec le régime iranien pour y préférer la guerre se paie de vies humaines, notamment israéliennes). Un mépris qui ne saurait surprendre : s'agissant de la destruction de Gaza, Sfar avait estimé que le collectif juif Tsedek!, qui ne partage pas ses vues, ne représentait personne et le voilà donc qui fustige aujourd'hui sur Instagram ces introuvables rédactions occupées à promouvoir des "Iraniens hostiles à la chute des mollahs" ("mais y'en a que trois ou quatre!" - "Tu les réinvites!"). Puisque Sfar ne nomme pas plus ces Iraniens qui seraient en sympathie avec le régime de Téhéran que les rédactions qui seraient favorables à ce régime, je formule une hypothèse : sans doute Mediapart (côté rédactions) et Sepideh Farsi et Aïda Tavakoli (côté personnalités iraniennes) sont-elles visées. Or Aïda Tavakoli a l'honnêteté, contrairement à Sfar, de préciser ne pas savoir quel est aujourd'hui le sentiment majoritaire des Iraniens s'agissant de cette guerre qui à la fois pourrait entraîner la chute du régime des mollahs et générer le chaos. On peut le vérifier ici : 

https://www.mediapart.fr/journal/international/190625/ne-liberera-pas-les-femmes-iraniennes-en-bombardant-leur-pays

Comme l'on pourra mesurer en l'écoutant combien refuser la guerre préventive n'équivaut pas à soutenir le régime iranien. Il est en effet des gens qui savent l'importance d'un monde non régi par l'exercice de la force mais par le droit international et qui ont à l'esprit le chaos résultant d'opérations de renversement de régime, qu'il s'agisse de l'Irak ou de la Libye. Le fait est qu'on ne sait pas où mènera l'aventurisme guerrier d'Israël et des États-Unis et que l'entreprise est menée sans la moindre prise en compte de l'un ou l'autre segment de la société iranienne opposé à Khamenei et aux gardiens de la révolution, ce qui constitue un problème et une insulte. 

Mais supposons que le régime iranien soit renversé. Si sa chute est, indiscutablement, souhaitable, quel sera l'après ? La tenue d'élections libres en Iran ? Mais si, alors, le régime sorti des urnes ne plaît pas à Israël ? Où va-t-on exactement dès lors que le droit international est méprisé, sinon vers de nouveaux conflits ? Tout cela, visiblement, est hors de portée de la réflexion de Sfar à qui il ne faut sans doute pas demander non plus de réfléchir à la question du nucléaire... israélien puisque Israël possède l'arme nucléaire sans reconnaître l'existence de son arsenal et n'est par conséquent pas signataire du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (contrairement à l'Iran). Or l'on peut estimer, pour commencer, que la détention d'une telle arme par un quelconque pays est toujours une menace : un régime gouverné par la raison peut céder la place, à l'un ou l'autre moment, à un régime qui ne l'est pas. À quoi il faut ajouter, parlant de raison, le lourd bilan d'Israël en matière de violations du droit international et des droits humains (un bilan qui ne remonte pas au mois d'octobre 2023 : Israël s'est illustré en la matière bien avant le "7 octobre").

Mais revenons-en au mépris exprimé par Sfar envers les Iraniens qui refusent les bombes, assimilés par lui à des soutiens du régime. Il serait "trois ou quatre". Parmi eux, qui sont en fait nombreux,

https://www.mediapart.fr/journal/international/230625/desunie-l-exterieur-soudee-l-interieur-les-deux-visages-de-l-opposition-iranienne

la journaliste Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix. Elle estime que la liberté "ne peut être le fruit de la violence et de la guerre".

Figure de proue de l'opposition au régime iranien, elle est actuellement en résidence surveillée mais était auparavant détenue à la prison d’Evin, "cœur battant" - selon l'expression du journaliste Jean-Pierre Perrin - de l'opposition à la République islamique.

Or la prison d'Evin a été bombardée, hier, par l’armée israélienne : c'est-à-dire que cette initiative guerrière dont Sfar n'admet pas la critique a failli débarrasser Ali Khamenei et les gardiens de la révolution du "cœur battant" de leur opposition intérieure. De quoi, peut-être, réfléchir aux risques de la guerre préventive.

Mais gageons que Sfar n'y réfléchira pas plus qu'aux raisons qui ont décidé Nétanyahou faisant face à différentes difficultés à entreprendre cette attaque maintenant. Et qu'il nous gratifiera encore longtemps de ses sorties éclairées. Tant, à coup sûr, qu'un discrédit bien mérité ne l'emportera pas.

Frédéric Debomy

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