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Billet de blog 26 mai 2025

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Le génocide, mot tabou, le "plus jamais ça" et Elisabeth Badinter

L'utilisation du mot "génocide" pour qualifier l'action du gouvernement israélien provoque l'indignation de certains. Cette indignation ne devrait-elle pas être réservée aux actes qui incitent à son emploi ?

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Ce sont deux historiens israéliens, cités notamment par L'Humanité aujourd'hui (la gauche dite radicale a certainement de grands défauts mais force est de constater que l'on est souvent soulagé de la savoir là), qui le disent : "Gaza n'est pas Auschwitz, mais c'est quand même un génocide."

Le "plus jamais ça" rend-t-il aveugle ?

Le "plus jamais ça" n'équivaut donc pas pour Amos Goldberg et Daniel Blatman à une interdiction de penser Israël capable du "crime des crimes". Ce tabou, on l'observe, est par ailleurs bien vivace (et peut servir de prétexte). Estimer qu'Auschwitz est indépassable dans l'horreur a souvent pour effet pervers d'occasionner l'aveuglement, et non la lucidité, quant à la gravité de crimes ultérieurs : si Auschwitz est indépassable, ce qui survient est-il si grave ?

Il y aurait en effet une réflexion à mener (ou plutôt à poursuivre) sur les effets sur nos consciences du "plus jamais ça". J'ai notamment à l'esprit ces innombrables productions culturelles sur la Shoah comme, également, sur la Résistance : que nous ont-elles appris ? Leur justification est toujours la même : le devoir de mémoire, que certaines choses ne se reproduisent pas. Les créateurs qui les façonnent ont souvent l'air très fiers de leurs ouvrages, comme s'ils avaient fait par le choix de ces sujets la démonstration de leur noblesse d'âme ou qu'ils se figuraient être devenus, un tant soit peu, des combattants. Certes, je préfère peut-être cette inflation de productions autour de l'extermination des juifs d'Europe et de la Résistance à une situation qui se caractériserait par leur absence. Mais la question est posée : le "plus jamais ça" fait-il de nous des lanceurs d'alerte ou endort-il notre vigilance, trompée par l'idée que le pire est déjà arrivé et ne peut donc survenir ? La persistance de ces récits et surtout leur succès en un temps marqué par une extrême-droitisation des esprits à maints endroits m'incite à pencher pour la deuxième des possibles réponses.

Le tabou donc : supposer Israël capable de se rendre coupable du pire. "Israël" bien évidemment est un raccourci : des forces politiques sont à l'œuvre (mais la responsabilité des citoyens de ce pays est également engagée, particulièrement parce que, les pro-Israéliens ne cessent de nous le répéter, le pays est "une démocratie").

Dans l'excellent numéro de L'Humanité de ce jour, cette question du tabou est abordée. Non qu'il s'agisse de fermer la discussion sur la pertinence du terme : quelle définition du génocide retient-on ? Mais parce que les partisans d'Israël n'ont jamais souhaité qu'on l'ouvre, dénonçant volontiers une intention (supposée) chez ceux qui employaient le terme d'agir de façon perverse : dire "génocide" relevait nécessairement, pour certains commentateurs, de la jouissance antisémite. Une forme de retournement : les juifs ont subi un génocide, on va les accuser d'en commettre un.

Or une discussion sérieuse ne se bâtit pas sur des soupçons : elle part des faits. Et comme beaucoup l'ont déjà dit, la question du génocide est posée dès lors que les faits rencontrent sa définition de 1948 ("soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle" notamment).

Or L'Humanité rappelle aujourd'hui l'indignation d'Élisabeth Badinter devant l'emploi du terme par un élève d'un établissement scolaire qu'elle visitait : "On le laisse dire ?" Ce qui me donne envie de publier ici quelques remarques que je formulais dans un texte resté inédit sur les interventions dans la presse de cette personnalité souvent présentée comme une figure de sagesse. Le toujours éclairé et éclairant Joann Sfar n'avait d'ailleurs pas compris que La Revue du Crieur puisse lui consacrer un article critique - il s'en était même offusqué. Je ne prétends pas ici être exhaustif : c'est un aperçu des contributions de cette autrice à notre débat public (je ne me suis pas acharné, loin de là, à relever tout ce qu'elle pouvait dire ou écrire dans les médias et je ne suis par ailleurs pas lecteur de ses ouvrages, dissuadé par un certain nombre de ses déclarations de me pencher davantage sur sa prose).

Il s'agit une fois de plus pour moi de pointer la piètre qualité de notre débat politico-médiatique (caractérisé par le choix on ne peut plus fréquent de privilégier à des voix rigoureuses un autre type de voix) et de donner à voir ce que sont souvent ceux qui se revendiquent de l'universalisme (sans qu'il s'agisse pour moi de mettre en question, loin s'en faut, le principe de valeurs universelles).

Les Lumières selon notre débat politico-médiatique : Élisabeth Badinter

Élisabeth Badinter, qui incarne la défense de l'universalisme républicain à la française, fait à l'entendre et à la lire partie de ces personnes, fort nombreuses, qui semblent prendre leurs présupposés comme point de départ et point d'arrivée de leur réflexion tant leur interprétation du réel se révèle arbitraire. Intellectuelle (j'emploie ici le terme de façon neutre, c'est-à-dire à la façon du Larousse qui désigne ainsi un individu "chez qui domine l'activité de l'esprit, qui est tourné vers les activités de l'esprit") à l'image de cette "Europe [qui] a présenté le récit de sa trajectoire historique singulière comme la voie droite universelle vers le progrès", selon l'expression de l'historienne Sophie Bessis, elle manifeste de l'inquiétude dès lors que cette trajectoire , qui fut marquée par un processus de sécularisation et de recul du religieux, n'est pas parfaitement imitée. "Pour elle, le religieux est synonyme d’obscurantisme", analyse l'historienne spécialiste de la laïcité Valentine Zuber. "Elle ne peut pas envisager le fait qu’une religion puisse être pratiquée librement, ou bien l’existence d’un féminisme musulman." Dès lors, les "filles des quartiers [qui] se sont mises à porter le voile en France" ne peuvent qu'être victimes de la "montée de la pression islamique" pour Badinter qui estime en conséquence prioritaire de "ramener dans le giron de la République cette frange de la population en sécession" qui se caractérise par son attachement "aux traditions ancestrales" : des hommes et des femmes arriérés, les uns oppresseurs, les autres opprimées.

Badinter regrette que le principe d'imposition de "nos" valeurs soit mis en question par une gauche selon elle opposée à l'idée de "l'universalité des droits de l'homme" par excès de relativisme. Or cette partie de la gauche est simplement tolérante et capable de se garder des raccourcis et amalgames : l'universalité des droits de l'homme est rarement mise en question. Élisabeth Badinter, qui se veut une héritière des Lumières, parvient-elle de son côté à éviter raccourcis et amalgames ? On l'a vue s'indigner d'apprendre que des femmes s'étaient baignées en burkini à Nice : "une provocation dégoûtante", "le mépris absolu du chagrin et de la douleur éprouvés cet été par les Français" puisque Nice avait été endeuillée par un attentat perpétré au nom de l'islam. Ainsi, porter un vêtement qui laisse deviner aux autres que l'on est musulmane serait exprimer son approbation au terrorisme. Un raccourci malvenu quand on sait que plus d'une victime sur trois de cet attentat était précisément de confession musulmane et qu'il y avait parmi elles des femmes portant le voile, qui n'étaient nullement "en sécession" de la République. On notera en outre l'opposition entre les femmes vêtues d'un burkini et les Français, que ne renierait certainement pas l'extrême-droite.

Hostile au burkini au point d'appeler au boycott des marques qui le commercialisent (à défaut d'être favorable à son interdiction), Badinter partage apparemment aussi une idée largement promue par la publicité : une femme libre est une femme dénudée. Dès lors, sus aux vêtements trop couvrants. On peut pourtant penser qu'une femme libre est une femme qui peut choisir de se dénuder et non pas une femme nécessairement dénudée.

Élisabeth Badinter ne semble pas percevoir la contradiction qu'il y a à se dire animée d'un idéal égalitaire qui serait celui de la République et à vouloir dans le même temps régenter la vie d'une partie de la population en l'empêchant de pouvoir se procurer les vêtements qu'elle pourrait souhaiter porter. C'est qu'elle le fait au nom d'un modèle qui suppose une homogénéisation des citoyens par le haut au profit de tous. "Nous avons", pense-t-elle, à "imposer". Mais que désigne précisément ce "nous" ? "La République", répondront commodément ceux qui ont les moyens de l'imposition et qui se trouvent être ceux qui tirent de ladite République les meilleurs avantages en cumulant les positions de pouvoir au sein de la société, au détriment d'un projet authentiquement démocratique pour le pays. Ceux-là n'hésitent généralement pas à faire la leçon à des catégories de la population socialement dominées, éventuellement au nom de cet universalisme abstrait auquel Élisabeth Badinter se montre attachée : une idéologie volontiers aveugle aux rapports de pouvoir. Or dès lors que la critique sociale est hors-jeu, toute mise à distance, même minimale, d'un modèle - dit universel et républicain - présenté quasiment comme parfait ne peut être interprétée que d'une façon : l'obscurantisme, la régression, sont à l'œuvre. Ainsi confond-t-on aisément défense de la civilisation avec défense de sa position sociale - la domination ne se satisfait pas de l'hétérogénéité - et interprète-t-on de travers la philosophie d'une gauche désireuse de maintenir l'exigence de la critique sociale en l'imaginant gagnée par un relativisme obscurantiste. En somme les dominants, loin d'être toujours des "deus ex machina", ne sont pas nécessairement conscients de la façon dont leurs réflexions (lorsqu'ils réfléchissent ; le préciser n'est pas une provocation : trop de gens prêtent à ceux qui les dominent une intelligence supérieure) coïncident avec leurs intérêts.

Or Élisabeth Badinter, promue féministe exemplaire par des médias qui ne le sont pas toujours, n'est rien moins que l'une des plus grandes fortunes de France. Elle ne le doit pas au miracle d'un système républicain donnant sa chance à chacun mais à l'héritage : son père fut le fondateur de Publicis, l'un des plus gros groupes de communication mondiaux, dont elle demeure avec ses fils l'actionnaire principal. Un géant publicitaire qui ne dédaigne pas les campagnes sexistes et accepta en 2016 de ''gérer les relations presse de l'Arabie saoudite en France, d'assurer sa communication sur les réseaux sociaux et de mettre en contact ses représentants avec diverses personnalités publiques", comme le précisait alors le directeur des affaires publiques, de la communication financière et de la gestion de crise du groupe. La journaliste Anaïs Condomines (dont l'article, qui n'est malheureusement plus en ligne, a conservé des traces sur Internet) a voulu savoir comment Élisabeth Badinter justifiait ce grand écart entre sollicitude déclarée envers les Saoudiennes et collaboration de l'entreprise dont elle est la première actionnaire avec le régime qui les opprime. Réponse de la personne chargée de répondre à sa place aux sollicitations des journalistes : "Elle ne mélange pas les genres." Qu'en déduire sinon que les convictions affichées n'entraveront pas les affaires ? Quelques années plus tôt, Élisabeth Badinter s'était pourtant indignée que l'on puisse mépriser le sort des Saoudiennes : dans une lettre publique, elle reprochait aux femmes qui décident de porter le voile intégral en France d'adresser une ''gifle'' à leurs ''sœurs'' saoudiennes ou afghanes opprimées. Un argument couramment utilisé, en France, contre tous les voiles, du plus léger au plus couvrant, et dont l'absurdité fut soulignée par une Française voilée : "Alors c'est pareil pour les prostituées sur les boulevards des Maréchaux ? Leurs macs les obligent à mettre une minijupe et à se maquiller, donc toi, en te maquillant, tu es en train de cautionner ce genre d'oppression ?"

Élisabeth Badinter est également de ceux qui fustigent les ''islamo-gauchistes". Or la notion d'"islamo-gauchisme" en rappelle une autre : le "judéo-bolchevisme", terme relatif à une thèse fantasmagorique faisant des juifs les inventeurs d'un communisme ayant pour visée véritable de leur permettre d'étendre leur pouvoir sur le monde. "Pour un historien", précise Enzo Traverso, "la notion d'"islamo-gauchisme" rappelle de près celle de "judéo-bolchevisme", qui était un des piliers de la propagande fasciste et nazie pendant les années 1930." Contre ''la bolchevisation du monde, [...] victoire des Juifs", Adolf Hitler annonçait le 30 janvier 1939 "la destruction de la race juive en Europe''.

Mais cela n'a rien à voir, s'insurgent les défenseurs du terme. Notamment parce que ce sont les islamistes et non les musulmans qui sont visés. Mais qu'on aille un peu voir si ceux qui parlent d'"islamo-gauchisme" ne nourrissent pas, tout en s'en défendant, l'amalgame entre musulmans et islamistes que le terme lui-même encourage, comme le remarque le linguiste Albin Wagener : ""islamo-" peut signifier "islam" pour désigner l'ensemble de la communauté des pratiquants musulmans, ou bien "islamisme" pour désigner les fondamentalistes islamistes." D'une philosophe, on pourrait attendre un usage raisonné des mots, attentif à leur poids. Mais il est vrai qu'Élisabeth Badinter reproche aux ''grands médias et journalistes de gauche" qui relaient les "islamo-gauchistes" de se couper ''du pays réel" et qu'elle n'est pas sans savoir, à moins d'un grand défaut de culture, combien la notion de pays réel est problématique puisque associée à Charles Maurras qui distinguait ce dernier, constitué de "l'immense masse française dépositaire des vertus de la race", du "pays légal" supposément aux mains des juifs, des francs-maçons, des protestants et des métèques. Quant aux supposés ''islamo-gauchistes", on s'aperçoit, lorsqu'ils sont nommés, qu'il s'agit le plus souvent de personnalités qui contestent le roman républicain et se caractérisent par leur antiracisme.

Les vigies de notre débat politico-médiatique

Telles sont, souvent, les vigies de notre débat politico-médiatique. Élisabeth Badinter, qui estime qu'"en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité" (son interprétation de la laïcité étant, on l'a vu, celle qui aboutit à la restriction des droits des musulmanes), a également déclaré que parler de génocide à Gaza était "une honte et un non-sens historique", expression d'une "ignorance crasse". À ses yeux ce qui se passe "est épouvantable mais c’est la guerre." Et cette guerre était la seule réaction possible aux attentats du 7 octobre 2023 : "on voudrait qu’Israël reste les bras ballants ?"

Élisabeth Badinter a prononcé ces mots il y a presque un an mais sa réaction récente à l'emploi du terme "génocide" par un lycéen montre qu'elle ne fait pas partie de ceux qui ont fini par se poser des questions. L'historien israélien et états-unien Omer Bartov, spécialiste de la Shoah et des génocides du vingtième siècle, estime pour sa part qu'Israël se livre "à des actes génocidaires" et que "l'objectif ultime de toute cette entreprise" - c'est-à-dire "la guerre" qu'évoque Badinter - était "depuis le début [...] de rendre la bande de Gaza inhabitable et d'affaiblir sa population à un point tel qu'elle soit condamnée à disparaître ou à chercher par tous les moyens à fuir le territoire". Pour Bartov, la rhétorique génocidaire des dirigeants israéliens depuis le 7 octobre "se traduit désormais dans la réalité - à savoir, comme le dit la convention des Nations unies de 1948 sur le génocide, qu'Israël agissait avec "l'intention de détruire, en tout ou en partie", la population palestinienne de Gaza "en tant que telle, en tuant, en causant des dommages graves ou en infligeant des conditions d'existence destinées à entraîner la destruction du groupe"".

Il y a ceux qui en auront été effrayés et il y a ceux qui auront refusé qu'on en discute. Ces derniers continueront-ils à "éclairer" notre débat public ?

Frédéric Debomy

Sources

L'Humanité du 26 mai 2025.

https://www.magcentre.fr/337244-genocide-le-mot-de-trop/

Sophie Bessis, L'Occident et les autres, La Découverte, 2001.

Amélie Quentel, "Élisabeth Badinter, derrière l'image", Revue du Crieur numéro 8, La Découverte, 2017. 

Nicolas Truong, "Élisabeth Badinter appelle au boycott des marques qui se lancent dans la mode islamique", Le Monde, 1er avril 2016. 

"Porter un burkini sur les plages de Nice est une provocation dégoûtante", RTS, 28 août 2016.

Anaïs Condomines, "Lutter contre le voile et... être chargée de la com' de l'Arabie saoudite : le troublant mélange des genres d'Élisabeth Badinter".

Élisabeth Badinter, "Adresse à celles qui portent volontairement la burqa", Le Nouvel Observateur, 9 juillet 2009.

Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent, La fabrique, 2008.

Enzo Traverso, propos recueillis par Lucio Nanni, Contretemps, 5 décembre 2020. 

Dominique Vidal," "La solution définitive du problème juif..." ", Le Monde diplomatique, Manuel d'histoire critique, 2014. 

Léa Guedj, "Ce que veut dire le terme "islamo-gauchisme" pour ceux qui l'emploient... et pour ceux qu'il vise", France Inter, 23 octobre 2020. 

Charles Maurras, Courrier royal, 10 juillet 1935. 

William Blanc, "Spectres de Charles Maurras. Comment le néomaurrassisme fabrique le "roman national" contemporain", Revue du Crieur, numéro 6, 2017. 

https://www.i24news.tv/fr/actu/israel-en-guerre/artc-parler-de-genocide-a-gaza-est-une-honte-un-non-sens-historique-affirme-elisabeth-badinter

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