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Billet de blog 7 janvier 2022

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Morsures de la rue, sévices de la mémoire : étourdissant « Bleu nuit »

« Oubliant que les Pyrénées ne sont pas seulement le nom d’une rue parisienne qui voit pousser les tentes Quechua aussi vite que des champignons, mais aussi celui d’une chaîne de montagnes magnifiques. D’un ailleurs devenu pour lui désormais inatteignable. Impensable ». « Bleu nuit », second roman de Dima Abdallah, après le très remarqué ‘Mauvaises Herbes’ en 2020

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Frédéric L'Helgoualch


    « Je n’ai vécu avec elle que les premiers mois. J’ai vécu seul pendant toutes ces années. J’ai fait semblant de vivre à Paris. Je ne vivais nulle part. J’ai fait semblant des sorties au cinéma, j’ai fait semblant des soirées entre amis, j’ai fait semblant de ma carrière, j’ai fait semblant de dormir la nuit, j’ai fait semblant de vouloir un enfant, pas tout de suite, bientôt, bien sûr. J’ai fait semblant que mes pannes au lit étaient passagères, que oui, j’irais consulter. J’ai fait semblant de n’être pas complètement foutu. Je n’ai pas fait semblant de l’aimer. Je n’ai pas fait semblant de la baguette chaude de 18 heures, je n’ai pas fait semblant de ses mains, de ses cheveux, des crises de fou rire, de nos balades dans le quartier, de nos regards. Je n’ai pas fait semblant de Cabourg en hiver. Je n’ai pas fait semblant des ‘Nocturnes’ qu’on écoutait en boucle.
Je l’ai autant aimée que je l’ai abandonnée. Je ne lui ai jamais rien dit de moi. Du moi qui devait brûler. »
Elle c’est Alma, la seule femme qu’il ait jamais aimée, lui dont on ne connaît pas le prénom.

Illustration 2
© F.L

Alma est morte, il ne s’est pas rendu à son enterrement. N’a même pas conservé cette robe bleu nuit qu’elle et lui aimaient tant. Les notes de Chopin et la voix lacérée de Nina Simone ont résonné une dernière fois dans l’appartement, appartement dont elle avait claqué la porte plusieurs mois auparavant. Puis il est descendu sur le trottoir (ce qu’il ne faisait plus), a jeté sans plus de cérémonie la clé du logis-forteresse dans l’égout. Il ne s’est pas retourné. Ne s’est pas plus interrogé sur les pièges que lui concoctait déjà peut-être en secret la rue, abandonnant même derrière lui ce traitement contre l’angoisse qui l’aidait pourtant à contrôler ses tocs et autres bouffées délirantes depuis des années. Marcher, marcher sans se retourner; laisser le bitume vous avaler. Vous laver totalement la tête.

Illustration 3
© F.L


« On ne connaît jamais si bien un quartier qu’en vivant dans la rue. Depuis quelques mois, je suis un habitant privilégié du 20e arrondissement et d’une bonne partie du 11e. Je connais chaque rue, chaque boulevard, chaque impasse dans un grand périmètre autour du Père-Lachaise. La seule rue que je ne connais pas est celle où j’habitais. Je parviens aisément à l’éviter. Elle ne fait plus partie de la géographie du quartier. Elle n’existe plus. Je veux que toute ma vie d’avant brûle doucement et tombe en cendres. Je ne veux presque rien garder. Il n’y a pas grand chose à garder. Je fais mourir ce qui doit mourir. Je brûle ce qui doit brûler. La rue a ce pouvoir magique, elle vous débarrasse des tous les murs et de tous les fantômes qui y logent, de tous les prénoms qui s’accrochent. Je me débarrasse petit à petit des murs de ma mémoire comme on extrait des tumeurs. »

Illustration 4
© F.L


Du boulevard Ménilmontant à la rue des Partants, de celle du Repos aux grilles du Père Lachaise, le récent SDF arpente son nouveau domaine (jamais un pas dans la rue du Liban ! Jamais !), établissant un programme hebdomadaire, un rituel guetteur de plus en plus pointu. Il croit encore au pouvoir thérapeutique de la rue, se pense toujours apte à la contrôler. Il ne finira pas comme ces fantômes vaincus, telle Aimée, qui n’attendent plus que la délivrance sur un coin d’asphalte; il filera vers la mer avant, retrouvera le soleil, vierge à nouveau de toute douleur. 

Moussa, le dealeur, passe et repasse devant lui, patient.


« Les madeleines ont un goût rance et amer, mon cher Marcel. Un arrière-goût métallique de sang que je porte sur la langue en permanence. Je ne le recherche pas, le temps perdu, je le terrasse. L’édifice immense du souvenir, je le pulvériserai, je ferai exploser, une pierre après l’autre, un goût après l’autre, une odeur après l’autre, les ruines de la mémoire. Je sacrifierai tes madeleines comme on égorge un animal. Je me sacrifierai moi tout entier sur les trottoirs de l’oubli. » 

  Emma créature de Giacometti, Carla l’habituée des néons, Ella Grâce de Botticelli, Martha qui cache un prénom dans son ventre : l’homme peut bien moquer le dandy, ces femmes dont les prénoms évoquent autant de sonorités familières et qu’il a pris l’habitude de croiser, d’étudier de loin chaque semaine depuis des postes réfléchis, ramènent sur Paname des spectres lointains venus de l’autre rive de la Méditerranée. 

Illustration 5
© F.L

« Car parmi tous les souvenirs, ceux de l'enfance sont les pires 

Ceux de l'enfance nous déchirent » chantait la grande dame en noir.

 Mais l’homme croit encore pouvoir dompter sa mémoire, l’étourdir jusqu’à l’épuisement. 

Chacun de ses pas et chacune de ses pensées le renvoient un peu davantage pourtant vers ces territoires perdus, impitoyablement. Irrémédiablement.

Illustration 6
© F.L

«   Je brise l’univers où bientôt je ne verrai plus les yeux d’Elsa

  J’enflamme les récifs où seront engloutis et brûlés les yeux d’Elsa

  Je me vide de l’eau salée de la mer du souvenir où se reflètent les yeux d’Elsa

   Retourne à ta tombe, Elsa, disparais de moi, Elsa, vide-Moi de toi, Elsa. »

  Un carnet d’écriture et des injonctions balancées en silence n’impressionneront jamais les morts. Leur danse sadique s’accélère donc, ici dans un geste de la jeune anorexique Emma, là à travers le regard sombre de la fière et terrible Layla
« Je t’ai quittée alors que je n’étais encore qu’un gamin pour essayer de m’en sortir. M’arracher de ton monde qui n’existe que dans ta tête. Mais c’était sans compter sans ta détermination à saboter le boulot. Il fallait que tu mettes Nour sur mon chemin ! Il fallait que tu mettes un prénom mixte sur ma route. Un homme qui porte ton prénom ! Un corps parmi des centaines d’autres qui m’a foutu en l’air, qui a tout gâché. Il fallait que tu m’envoies Nour pour tout bousiller, tu ne pouvais pas t’en empêcher. »

Illustration 7
© F.L

Layla la SDF au teint buriné rejette en arrière sa longue tresse, étale cette crème hydratante à l’odeur si singulière sur ses mains et son visage avant de disparaître sous les mille couvertures de son palais chimérique, totalement indifférente au supplice vécu par cet homme qui la dévisage, songe à sa mère, Nour, chaque fois qu’il vient la voir rue du Retrait. À cet homme mystérieux également, portant même prénom.

Illustration 8
© F.L


  Même Minuit la chienne du Père Lachaise, fidèle gardienne de la tombe de sa jeune maîtresse, même Minuit qui quitte le cimetière chaque nuit pour venir le rejoindre quel que soit le bosquet ou le recoin dans lequel il se terre pour dormir, lui offrir affection et chaleur, n’arrive plus à l’apaiser. Le Liban s’impose à nouveau, chaque hésitation ou décision de ces femmes parisiennes protégées par lui de loin, chaque gaufrette périmée, chaque chant magique, chaque effluve de jasmin offrent un boulevard aux Nour, aux grands-mères depuis longtemps parties, à Amir, Jad, Hana, à l’épicière généreuse d’un temps très très lointain. Comme s’il ne s’était précipité dans la rue que pour finalement les retrouver (et non les tuer). 

Alma est-elle enterrée ? Proche de Chopin, qui sait ? Elle qui aimait tant ‘Les Nocturnes’. Tous les jeudis il part arpenter le cimetière parisien de l’Est. Il ne s’est pourtant jamais risqué dans cette section. Alma... 

« Bleu est le gouffre sans fond

Bleues sont les pluies acides qui me brûlent 

Bleu est mon sang empoisonné

Illustration 9
© F.L

Bleues sont les cendres qui coulent dans mes veines

Bleu est le vertige

Je marche encore et encore 

Je me lave encore et encore de rues qui défilent 

Je déverse en moi un torrent de blanc immaculé 

De vide 

De néant

Une cascade blanche inondera bientôt les vallées bleues et tout sera englouti 

Bientôt le blanc aura tout dilué, tout éteint,

Blanc vierge

Blanc pur

Blanc propre de tout »

  ´Bleu nuit’, second roman de Dima Abdallah  après le très remarqué ‘Mauvaises Herbes’ en 2020, se referme délicatement bouche entrouverte ou se laisse tomber sur le sol, regard bloqué vers le large. Un tel condensé d’humanité en 200 et quelques pages, un tel sens de l’observation, bribes du quotidien renvoyées à leur signifiance, une telle poésie affleurante à toutes les pages et une farouche volonté de dire ce qui se ressent vaguement mais ne s’exprime pas ! Dima Abdallah confirme avec ce bouleversant et magistral ouvrage son attrait pour les anti-héros à vif, trop sensibles pour s’adapter à notre société au sens perdu. Déjà dans ‘Mauvaises Herbes’, ses lignes sur les sans-abris et les raisons qui poussent un pays riche à les laisser ainsi errer, visibles de tous tel un avertissement, étaient remarquables de lucidité. À travers les déambulations aux alentours du Père Lachaise et de la rue des Pyrénées de cet homme empli de fêlures, dévoré par ses souvenirs et attiré par le vide, l’écrivaine porte un regard sans fard sur Paris, sur l’époque, sur les mécanismes qui broient sans pitié les inadaptés, les trop grands rêveurs irrémédiablement punis, entrainés vers le fond. Un extrait ici de sa description d’une caissière, aussi féroce que splendide. 

Illustration 10
© F.L

« Je ne quitte jamais la rue des Pyrénées avant que Carla ne sorte du Franprix. Elle franchit la porte automatique et, instantanément, son visage se vide de son sang. Elle parvient à faire bonne figure jusqu’au moment où elle franchit le seuil du supermarché. Là, c’est comme si son corps la lâchait. Elle marque une pause sur le trottoir et prend une grosse inspiration pour que son cœur veuille bien réoxygéner son sang. Les oreilles sont si colonisées par les bips qu’il lui faut un moment pour percevoir à nouveau le bruit de la rue. Les yeux sont si possédés par les milliers d’articles passés à la caisse dans un rythme militaire qu’ils regardent partout et nulle part. Il faut quelques minutes pour que la rétine se réacclimate à autre chose qu’au tango des codes-barres. Je la regarde se frotter les yeux et les oreilles avant d’allumer une cigarette qu’elle fume avidement en quelques secondes. »

Illustration 11
l'auteure Dima Abdallah © David Poirier

Carla la caissière rejoindra un bar-PMU aux néons agressifs, comme pour se réhabituer par paliers à la lumière naturelle, tandis que le SDF observateur se laissera lui glisser lentement, sous la plume bouleversante et désormais confirmée de Dima Abdallah, du bleu nuit romanesque au noir ténèbres. Oubliant que les Pyrénées ne sont pas seulement le nom d’une rue parisienne qui voit pousser les tentes Quechua aussi vite que des champignons, mais aussi celui d’une chaîne de montagnes magnifiques. D’un ailleurs devenu pour lui désormais inatteignable. Impensable. Un livre aussi subtil et fin que radical qui ne manquera pas de faire du bruit et d’installer cette plume franco-libanaise comme l’une des plus talentueuses et pertinentes de sa génération. Un appel à désiller nos yeux blasés autant qu’une réflexion sur les griffures du temps, de nos cruelles mémoires qui finalement savent nous renvoyer malgré nos gesticulations à ce que nous sommes et resterons à jamais : de bien fragiles enfants vieillis. 

— ‘Bleu nuit’, Dima Abdallah, ed. Sabine Wespieser — 

* voir aussi ‘Mauvaises Herbes, de Dima Abdallah. Bouquet d’épines. Le Liban en plein cœur’ &  Un oeil sur l'oeuvre de... Dima Abdallah

Illustration 12

                      - Deci-Delà-

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