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Billet de blog 12 août 2024

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Araka : l’appel de Yanick Lahens. Prolonger l’esprit des Jeux jusqu’en Haïti ?

Travail de Sisyphe ? L’espérance est toujours un travail de Sisyphe.

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Illustration 1
© Page FB d’ARAKA


    Yanick Lahens, la dame de la littérature haïtienne, n’est pas connue pour pétitionner à tort et à travers ni pour prendre la parole publiquement tous les deux matins pour ne rien dire. 

Il y a quelques mois, l’auteure de ‘Failles’ (analyse sans concession, après le séisme de 2010, des freins qui bloquent le changement en Haïti) publiait une tribune angoissée mais au laser dans le Monde pour proposer quelques pistes rationnelles au milieu des passions, alors que la violence des bandes armées redoublait.

Aujourd’hui, le Prix Fémina 2014 (‘Bain de lune’), interpelle via une cagnotte Gofundme à destination des pays francophones sur la situation d’ARAKA (elle est la marraine du Club Signet, l’une des structures du centre). 

Fut une lointaine époque, lorsqu’un ou une intellectuel(le) de renom prenait la plume, la société faisait pouce et les débats de démarrer. Aujourd’hui, dans le brouhaha constant et la multiplication jusqu’à la migraine de voix rarement pertinentes via les réseaux (a)sociaux, le silence rencontré en écho à ces appels urgents ne saurait trouver de justifications valables. 

Et puis… ne sort-on pas de Jeux Olympiques certes réussis mais qui se vantent de faire perdurer l’esprit d’ouverture, de communion et de partage né de ces deux semaines parisiennes à travers le monde ? Chiche ?

Illustration 2
Le centre culturel haïtien ARAKA incendié et mis à sac par les gangs © DR


     Jacques Roumain, Marie Vieux-Chauvet, René Depestre, Jacques Stephen Alexis, Franketienne, Georges Castera fils, Evelyne Trouillot, Gary Victor, Makenzy Orcel…


   « La tête sous la boue ! » Au feu, les livres ! Dans la tombe, les idées ! 


 René Philoctète, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Guy Régis Junior, James Noël, Jean D’Amérique, Adlyne Bonhomme…


    « La tête sous la boue ! » Autodafé ! Les brutes ne tolèrent pas les rêves. Les échappatoires à leurs sombres desseins, les chemins possibles tracés par d’autres. 

Illustration 3
© Page FB d’ARAKA


« La tête sous la boue » : c’est ainsi que Roberto Dejean, l’un des responsables d’ARAKA, décrivait son état d’esprit après la mise à sac et l’incendie de la structure par les gangs le 1er mars 2024. 


  ARAKA : ce nom n’évoquera rien aux Français mais beaucoup aux Haïtiens. 


 Centre culturel et bibliothèque organisant depuis 1988 (deux après la chute du dictateur Duvalier fils) des ateliers d’écriture, des conférences, des mises en contact, des expositions mais aussi des concours de connaissance à l’intention des lycéens, aiguillon autant que main tendue, ARAKA est devenu au fil des ans un acteur majeur de la scène intellectuelle port-au-princienne. Pour nombre d’auteurs et experts reconnus (qui trouvaient ici une plateforme pour s’exprimer et rencontrer directement les curieux de tous les horizons, sans passeport social réclamé à l’entrée) mais surtout pour une jeunesse cernée par le chaos, qui résiste comme elle peut au désespoir né d’une « guerre civile de basse intensité » (pour reprendre l’expression du géographe-auteur Jean-Marie Théodat. Mais depuis son emploi, l’intensité de sévèrement augmenter) : le centre était un phare, un îlot d’optimisme, de savoir partagé au milieu d’un océan perpétuellement démonté. 

Tourbillons de violence, vagues d’injustice : le maelström haïtien ne fait aucun cadeau. Surtout pas aux plus défavorisés.

 Et ce ne sont pas quelques policiers kenyans fraîchement débarqués (connus pour leur très relatif respect des droits humains lors du maintien de l’ordre intra-muros) qui y changeront grand-chose.

Illustration 4
l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens © Iris Gene Lahens

Depuis l’assassinat du controversé Président Jovenel Moïse (toujours non-résolu puisque les autorités ne cessent d’entraver l’enquête), le pays va de mal-en-pis. 

La capitale est tenue à plus de 80% par les gangs, des gangs qui se livrent à des guerres territoriales sanglantes, dans lesquels les civils sont de simples pions, ou déplacés de force ou exécutés. Sans parler des viols, des actes de torture et autres abominations quotidiennes.

 Le chef du G9 (réunion de plusieurs clans), répondant au sinistre mais explicite surnom de ‘Barbecue’, a même obtenu la démission du non-moins controversé Premier Ministre Ariel Henry ce début d’année, à force de massacres ciblés, de libération de prisonniers dangereux, d’accélération de kidnappings aveugles, bref d’entretien de l’insécurité totale. Partout. Jusqu’à obtenir ce qu’il veut. 

Entre la corruption endémique des élites, les rôles historiques (et oubliés. Refoulés) de la France tout d’abord, ancienne puissance esclavagiste (la nommée alors Saint-Domingue était le fleuron de ses colonies, la plus rentable. Une ‘dette de l’indépendance’ dont les intérêts auprès des banques tricolores traîneront jusque dans les années 50 empêchera tout investissement sérieux qui aurait permis de poser les bases pérennes d’un État fort) puis des U.S.A (puissance occupante de 1915 à 1934. La peur, ensuite, de la contagion communiste via Cuba et le maintien d’une main-d’oeuvre locale à bas coût pousseront jusqu’à ce jour Washington à des jeux bien troubles en coulisse), l’utilisation des bandes criminelles par la bourgeoisie possédante (qui ont fini par échapper à tout contrôle) : Haïti, géographiquement sur la route des Etats-Unis pour les trafiquants, est en passe de devenir un narco-État si aucune solution ne voit le jour.

 Une nouvelle Île de la Tortue mais pour des pirates modernes invisibles, bien plus impitoyables et destructeurs que ceux de nos fantasmes de cinéphiles. 

Haïti : le centre culturel Araka touché par la vague de violences qui secoue la capitale © FRANCE 24


   Au bout de 36 ans d’existence, ARAKA était parvenu - dans le contexte, donc, d’un État toujours plus en déliquescence, incapable de remplir ses missions minimales de protection et de soutien à sa population - à réunir plus de 6000 livres, tous disponibles gratuitement aux lecteurs qui ne pouvaient se permettre de perdre ces gourdes (monnaie haïtienne) si rares mais nécessaires à la survie alimentaire et à la protection de leurs proches. 


Lutte contre l’illettrisme, contre l’obscurantisme, contre l’invasion culturelle occidentale sans frein. 


Le but d’ARAKA : proposer nourriture intellectuelle, réflexion sur la spécificité nationale (pour éviter de sombrer dans l’uniformisation des cultures, l’hollywoodisation et le TikTokage) et connaissance des talents vernaculaires, des œuvres romanesques et poétiques passées ou contemporaines. Rendre aux Haïtiens… accès direct et matériel à leur propre culture. 


« La nation des écrivains », comme est souvent désignée Haïti tant l’écrit y occupe une place sans équivalent dans le monde et a donné jour à des chefs-d’œuvre universels. 

 Situé aux alentours du cimetière national, mais également à deux pas du redoutable quartier de Martissant, au sud de la capitale, ARAKA était parvenu à trouver et entretenir au fil des ans un local dans lequel proposer au public ouvrages en français, créole, anglais et espagnol mais également ses tables rondes et ses rencontres avec des écrivains et des professeurs. Difficilement au départ, fin des années 80, comptant seulement sur l’aide de quelques jeunes intellectuels motivés. Puis de façon plus stable avec l’aide de la FOKAL, Fondation Connaissance et Liberté, acteur majeur en Haïti mais qui ne peut cependant pas tout (et certainement pas remplacer les devoirs qui incombent à tout État se réclamant souverain). 

Illustration 6
© Page FB d’ARAKA

  Pour des Français qui sortent à peine du show olympique à plusieurs milliards, Tom Cruise casse-cou, Céline Dion ressuscitée, pinte à 12€, pizza à 30, ticket de métro à 4 & tutti quanti, la structure ARAKA de Port-au-Prince semblera bien modeste. 

C’est pourtant tout ce qu’il reste aux résistants haïtiens. Aucun harnais de sécurité pour eux. Lorsque le chaos se répand. Que les kalachnikovs mènent le bal.  

  Les dons, d’ailleurs, peuvent l’être aussi, modestes. Selon les possibilités de chacun. 5€, 10€, 20, 50. Aucune goutte ne sera perdue pour retrouver un local dans lequel redonner vie à ce ténu espoir d’avenir qu’incarne ARAKA. Dans une zone encore épargnée par les gangs. 

Travail de Sisyphe ? L’espérance est toujours un travail de Sisyphe. 

Beaucoup de livres ont été sauvés du désastre du 1er mars. Ils sont actuellement entreposés en sécurité, en attendant de retrouver leur véritable place : sur les étagères de bibliothèques ouvertes au public haïtien. 

L’auteure de ‘La maison du père’ de rappeler d’ailleurs que « c’est au péril de leur vie que des membres ont pu sauver seulement une partie de la bibliothèque, avec l’aide de la population de la zone. » 

Illustration 7
© Page FB d’ARAKA

Lors de ces jeux, une modeste embarcation menée par le judoka Philippe Metellus. La délégation caribéenne, composée seulement de sept athlètes, rayonnait lors de la cérémonie d’ouverture sur la Seine. 

C’est que, combien de sacrifices pour parvenir là ? Combien d’exils obligatoires vers le Québec ou les Etats-Unis pour mener son rêve à terme, de déracinements pour pouvoir s’entraîner en sécurité ? 

Peut-être l’une ou l’un de ces sportifs était passé par ARAKA saisir un livre aussi lorsqu’elle ou il était encore à Port-au-Prince ? Pour nourrir son mental de combattant. 

De résistant. 

Illustration 8
© Page FB d’ARAKA

  « Lire, c’est ouvrir les portes du silence, y pénétrer à pas feutrés, le cœur battant, et miser gros sur l’inconnu. » (Yanick Lahens)

Permettons l’inconnu aux Haïtiens des quartiers populaires. Un autre que celui promis par les gangs et les corrompus cyniques. Transformons d’ici les bidonvilles ensanglantés en bibliothèques surprenantes; solides. Conscients dès lors des richesses de leur passé, de leurs pouvoirs endormis. Des chemins de traverse encore possibles.

Illustration 9
© Getty Images

Sisyphe ? Et sinon quoi ?

Un message fumiste, de la communication facile pour la bonne conscience ? De vains mots ? Les mains un peu plus dans le cambouis, les yeux un peu moins dans le virtuel : ce serait, en effet, une bien belle continuité de l’esprit des Jeux.
Qui sait ? La magie olympique aura peut-être raison de l’indifférence tenace. À défaut de calmer la férocité - plus vive que jamais - des bandes armées.

     • la cagnotte sécurisée Gofundme ‘Soutenir ARAKA’ lancée par Yanick Lahens : ici 

Illustration 10

https://www.gofundme.com/f/faire-fonctionner-a-nouveau-le-centre-culturel-araka


- également : 

* 'Trouver un cran d’arrêt à cette chute dans l’abime d'Haïti’. Yanick Lahens dans Le monde 

* Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’ 

* Mon corps a l’odeur de Port-au-Prince’ - Ricardo Boucher 

             * Plumes Haïtiennes

                                     — Deci-Delà —-

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