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Billet de blog 2 avril 2023

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Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?

« Selon le dernier rapport de l’O.N.U sur l’insécurité en Haïti, les homicides ont presque doublé en trois ans, les enlèvements sont passés de 78 en 2019 à 1359 en 2022. En 2023, pas besoin d’être médium pour deviner que ce triste record sera battu. »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Sculpture de © Sandra Dessalines


    « Passé une certaine heure, Port-au-Prince a tout d’une ville récemment pilonnée au mortier lourd ou à l’arme chimique. Noire, embrasée aux portes nord et sud, couvant ailleurs son feu. Ville gueule ouverte. Asphyxiée d’avoir avalé à chaque averse toute la rocaille, la boue et les détritus. Ville abandonnée à son agonie. Mais, à vingt ans, la mort a le visage d’un ange qui te frôle avec une telle douceur que tu veux la caresser, toi aussi. Sentir tes mains sur sa peau. Alors, dans ce tacot à demi-foutu, Ézéchiel et les autres chassent un peu la mort, comme les hommes traquent les putains dans les rues sombres. À l’angle de la rue Monseigneur-Guilloux et de la ruelle Roy, l’unique œil de la guimbarde éclaire un barrage. De police ou de malfrats ? Difficile à dire. Waner a crié : Tous couchés, et tous en chœur lui ont répondu : Gaz, fonce, fonce, et Waner a accéléré dans le premier virage. Et ils ont glissé sur leur siège. Les balles ont sifflé dru. Nerline, d’abord tétanisée, a ensuite fondu en larmes en pensant à ce qui venait de leur arriver. Les garçons ont tenté de la calmer en allant chercher loin le peu de ressort qui leur restait. Tous sont arrivés comme des somnambules au domicile de l’oncle de Waner, sans souvenir aucun du trajet entre les coups de feu et cette porte contre laquelle ils n’arrêtaient pas de cogner. L’oncle de Waner a mis du temps à leur ouvrir. Sé kilès ? Qui est-ce ? Ki moun sa a ? C’est qui ? Waner a dû hurler avant qu’il soit rassuré et leur ouvre, les mains tremblantes. Dans la nuit, sa femme leur a préparé du café, qu’ils ont bu sans sucre, et une tisane de verveine avec un grain de sel. À cause de la commotion. Et pour effacer la peur de cette mort qui est arrivée a pas feutrés, les a lorgnés et est repartie. »


Yanick Lahens en 2018 dans ‘Douces déroutes’ (S. Wespieser ed.) décillait déjà le lecteur européen confortablement installé dans son fauteuil sur la réalité quotidienne à Port-au-Prince. 


  Une sortie de club, effluves d’alcool et de jeunes phéromones, une scène banale dans n’importe quel autre pays. Un retour nocturne vers leurs pénates après avoir ri et dansé puis Brune, Fabrice, Waner et leurs amis entassés dans la voiture manquaient de se faire trouer de balles au détour d’une rue. Sans raisons ni préavis. 
Terrifiante parenthèse qui, pourtant, rendrait ces personnages nostalgiques à présent, nostalgiques d’une époque révolue.

Illustration 2
‘Douces déroutes’, Yanick Lahens, (S. Wespieser ed.)


  Car aujourd’hui à Port-au-Prince Brune, Fabrice, Waner et leurs amis entassés dans la voiture ne passeraient plus les barrages.
Rejoindraient les anonymes dont le cadavre roule dans la poussière sans plus de cérémonie, victimes des gangs qui tiennent à présent 60% des quartiers de la capitale et n’en finissent plus d’étendre leurs tentacules jusque dans les régions (telle l’Artibonite), nouvelles zones de repli et d’influence. 

Individus dépareillés aux noms de guerre fantasques, issus des bidonvilles (entre mafieux et politiciens il fallait choisir une voie. Les moyens de s’extirper de la misère ne sont pas légion), ils violent femmes, enfants et hommes, cocaïne, amphéts et crack achevant d’étouffer leur conscience, traquent les habitants des zones convoitées, égorgent, enlèvent, torturent, abattent même ceux qui étaient leurs voisins encore hier, qui les ont vus grandir peut-être. La plupart n’auraient pas même de quoi s’acheter seuls une paire de godasses mais ils fanfaronnent à la façon des Tontons Macoutes, période dictatures Duvalier (Papa et Baby Doc), en brandissant des armes de guerre au prix exorbitant. 

500.000 armes circuleraient actuellement dans le pays, seulement 10% seraient légales. Elles proviennent des États-Unis (le marché de l’armement se porte très bien, thank you!), transitent en contrebande depuis la Floride principalement. 

Mais qui les achète ? 

Quels marionnettistes dissimulés encouragent ce cercle vicieux, sanglant ? 

Qui trouve intérêt au chaos ?

« Le Colt 45 ou les 9 mm rendent tout puissant. "Parfois, les bandits obligeaient les mères à coucher avec leurs enfants, et les sœurs à coucher avec leurs frères à La Plaine", déclare Katiana Pierre, lors d’une entrevue avec AyiboPost hier dimanche, à l’aéroport Toussaint Louverture. » [AyiboPost, sept. 2021] 

  Les grands journaux tricolores qui se gargarisent de leur « progressisme » éveillé matin, midi et soir en ont-ils fait leur Une ?

Non.

Les nouvelles générations militantes qui se disent ‘nouvelle gauche’, si avides des novlangues révolutionnaires, des déboulonnages physiques ou symboliques et des polémiques picrocholines (principalement autour de leurs nombrils identitaires) ont-elles dénoncé la scandaleuse amnésie française en s’intéressant à l’histoire et à l’actualité d’une nation dont le traitement est, pour Yanick Lahens toujours (dans ‘Failles’), symbolique des relations Nord/Sud

Que nenni.

Illustration 3
© AyiboPost

 49% de la population est menacée par la famine, sortir dans la rue équivaut à braver la mort (comment ne pas sortir pour trouver les biens de première nécessité, surtout sur une île où tout se passe hors les murs ?), risquer d’être traîné brutalement par les cheveux dans un pick-up, voir son enfant arraché puis violé sous ses yeux par les chiens fous sans collier mais férocement camés, récolter une balle dans le crâne sans homélie ni explication. 

Nos fabuleuses chaînes d’info en continu, entre huit heures de direct devant la chambre d’hôpital close d’un people toxicomane et un débat intense sur un feu de poubelle rue Vivienne y ont-elles accordé dossiers travaillés, au moins quelques bribes de leur précieux temps ? 

Non.

Les enfants torturés de l’ancienne colonie française qui a arraché seule sa liberté auraient-ils moins de poids que les orphelins de Kiev, au jeu occidental des projections et des identifications ? 

  Selon le dernier rapport de l’O.N.U sur l’insécurité en Haïti, les homicides ont presque doublé en trois ans, les enlèvements sont passés de 78 en 2019 à 1359 en 2022. En 2023, pas besoin d’être médium pour deviner que ce triste record sera battu. 

N’importe qui, n’importe où

  Les gangs, dont les neuf principaux sont réunis sous le sigle G9 et placés sous l’autorité d’un certain Jimmy Chérizier (un ancien policier ripou répondant au grotesque mais explicite surnom ‘Barbecue’), ramassent au hasard pauvres des bidonvilles sortis chercher de l’eau potable et bourgeois imprudents attrapés au seuil de leurs villas sécurisées, et malheur à ceux dont les familles ne peuvent régler la rançon ! 

Leurs corps pourraient bien finir jetés aux porcs sur un tas de fatras depuis longtemps plus ramassés, comme lors du massacre de La Saline en 2018 (jamais résolu, comme souvent en Haïti, mais très probablement encouragé par le pouvoir de feu Jovenel Moïse, pour punir des habitants trop revendicatifs à son goût. 71 morts, des viols de masse, des amputations sauvages et les gorets invités à nettoyer la scène de crime). 

  « quel est le nom de ce pays où tu es partie 

je n’arrive plus à vivre ici 

j’essaie chaque jour

je n’y arrive pas

FANTASME

puanteur piquante du chien lapidé 

avalasse pluie se chargeant de son tas saignant 

jusqu’à la mer

indignée même la terre me prendrait de haut 

souhaiterait pas une bonne éternité 

FANTASME

fleuve emportant mains d’enfants

seins mûrs

assourdissantes colères 

et cargaison de chutes 

allant faillir ailleurs »

  [´Pur Sang’, Makenzy Orcel, La contre-allée ed.] 

Illustration 4
´Pur Sang’, Makenzy Orcel (La contre-allée ed.)

    Pratiquant une politique de terreur, ces gangs - créatures des cyniques gouvernements successifs et grandes familles possédantes pour tenir les masses par la peur mais qui ont fini par échapper à leurs créateurs et menacent désormais leur pré carré - poussent les habitants à fuir pour s’octroyer les quartiers stratégiques, de Bel Air (50 morts comptabilisés en mars) à Martissant, de Pétion-Ville à Delmas 24. Les écoles sont vides (celles accueillant encore des élèves risquent le drame à tout moment, tel ce professeur touché par une balle en plein cours près du Palais national), les entreprises sont menacées de paralysie (dans un pays où 60% des citoyens doivent survivre avec moins de deux dollars par jour). 

Village de Dieu est plutôt celui de l’Apocalypse, Cité Soleil celle des ombres suppliciées : les gens fuient, oui, mais pour aller où ? 

Il ne faut pas compter pour leur venir en aide sur un État à terre, aphone et dépassé, qui s’exprime plutôt pour rappeler à tout un chacun le passage à l’heure d’été (Ubu roi) plutôt que pour menacer les bandits du feu de la force légale, illégitime en plus (même si reconnu par la communauté internationale). 

Les États-Unis (qui considérèrent longtemps l’île - après l’avoir occupée de 1915 à 1934 - comme leur terrain de jeu, vivier de main-d’œuvre bon marché, obsédés ensuite par la peur dans la région de la contagion rouge cubaine et désormais par l’immigration à juguler, politique intérieure oblige), l’O.N.U et les puissances comme la France et le Canada préfèrent conserver un interlocuteur officiel, institutionnel et identifié, plutôt que de risquer l’inconnu d’une révolution populaire. 

Même si ces hypocrisies feutrées, ces double-jeux diplomatiques obscurs, risquent d’accélérer et non contenir ce qui ressemble chaque jour davantage à une véritable guerre civile. Une guerre contre les civils.

Illustration 5
Sculpture en construction ‘Double Debt’, de la série ‘The Debt’, de Pascale Monnin © Marie Bodin

Même si ce visage officiel du pouvoir, aujourd’hui celui d’Ariel Henry, est pour le moins ambigu. 

Nommé Premier ministre par Jovenel Moïse (autocrate bien vu de Washington, victime d’une lutte de factions rivales en coulisse, et qui entendait avant de se faire abattre modifier la Constitution pour s’octroyer davantage encore de puissance, membre du PHTK - du Tet Kalé, ‘crâne chauve’ - parti de l’archi-corrompu ancien Président Michel Martelly) deux jours avant l’assassinat de ce dernier par un commando de mercenaires sud-américains (lampistes), le téléphone de celui qui incarne désormais l’intérim de la présidence (l’intérim, en Haïti, peut vite s’éterniser) a reçu ou passé la nuit du meurtre plusieurs appels au... chef du commando. 

Dans n’importe quel autre pays démocratique ces graves soupçons auraient suffi à discréditer l’homme. 

  Mais dans un pays à présent dépourvu de Parlement fonctionnel depuis 2020, donc sans députés, sans sénateurs, sans contre-pouvoirs solides, miné par la corruption, la défiance populaire et l’impunité des puissants, qui traîne dans les allées de ses palais nationaux des hauts fonctionnaires déjà présents lors du scandale PetroCaribe (détournement de centaines de millions de dollars d’aide vénézuélienne) et avec à sa tête un Premier ministre non-élu et amorphe face à la violence des bandes armées qui s’autorisent même à bloquer les routes principales desservant le pays, fuyant devant trois coups de feu ordonnés par le sinistre Barbecue, lui chaque jour davantage véritable maître du pays (le gouvernement, fataliste plutôt que combatif, parlant déjà de « zones perdues »), la privatisation des lambeaux restants du pouvoir étatique s’accélère en même temps que la panique, les portefeuilles ministériels s’accumulant dans quelques mains, écuries d’Augias non-nettoyées qui désespèrent un peu plus chaque matin les citoyens abandonnés à leur sort et n’attendant plus rien de leurs politiciens protégés par des gorilles à la matraque facile, par les vitres teintées de leurs véhicules de fonction bling-bling. Ni des puissances dites « amies », qui hésitent entre nouvelle ingérence (catastrophe de l’aide humanitaire non-canalisée après le séisme de 2010) et pur et simple détournement de tête. 

C’est que, hormis une sourde mauvaise conscience qui vient de loin, le sous-sol haïtien ne regorge ni de pétrole ni d’uranium. Alors, bon...

Illustration 6
Sculptures de © Sandra Dessalines

  L’ordre et des élections avaient été promis lors de la désignation du Premier ministre. 

Peut-être faudra-t-il demander son aval à Barbecue avant. 

  « ma ville noyée sous les feux rouges de la mitraille 

mousse aux yeux nous lançons des rivières 

après la tombée du jour meurtri 

pour nous rincer du bain de sang 

toujours prêt à signer 

ma cité-fourmilière en mal d’aurore 

à s’essuyer le visage 

dans le constat de l’ombre décapitée

le temps passe vite 

bonjour néant 

me faut-il tous ces bleus

pour arpenter le ciel sans peine des capitales 

Port-au-Prince

des ordures érigent un gratte-ciel 

qui tâte souvent le cul du bon Dieu »

   [‘Haute tension’, dans ‘Le sang visible du vitrier’, James Noël, Points ed.] 

Illustration 7
‘Le Pyromane adolescent' - suivi de ‘Le sang visible du vitrier’, James Noël (Points ed.)

Ainsi va Haïti : mal. Très mal. Qui plus est menacée par une épidémie de choléra (maladie réintroduite dans le pays en 2010 après le terrible séisme de la même année par des Casques Bleus népalais, résurgente à cause de la situation sanitaire et de la vaccination insuffisante). 

Les Haïtiens vont mal. Très mal.

Dans une pérenne et féroce indifférence internationale, particulièrement française.

Même les Canadiens sont plus attentifs et réactifs, le Premier ministre Justin Trudeau déployant des navires militaires au large des côtes haïtiennes (délicat numéro d’équilibriste entre ingérence, soutien et inaction). Proximité géographique et importance de la diaspora obligent, certes, mais en terme de proximité historique : c’est le pays de Voltaire surtout qui se pose là !


La France - les Français - a oublié que la lointaine Haïti se nommait auparavant Saint-Domingue, colonie la plus rentable de toutes ses possessions


La France - les Français - a refoulé qu’Haïti (aujourd’hui seul territoire francophone indépendant des Caraïbes) a été celle qui (après l’extermination par les Espagnols de son peuple originel, les trop doux Taïnos, et « l’importation » des bras africains ayant survécu au traitement des négriers de Sa Majesté), par son exploitation intensive (canne à sucre - premier producteur mondial alors - tabac, flibuste - la célèbre île de la Tortue de Jack Sparrow, s’il faut absolument des références pop’ pour intéresser le chaland - café, or et autres minerais) a permis pendant plus d’un siècle, de 1697 à 1804, à l’hexagone de multiplier ses arrogantes richesses. De faire morale à la Terre entière menton levé. 

Illustration 8
Sculptures de © Sandra Dessalines


La France - les Français - a occulté la victoire décisive des troupes haïtiennes menées par Jean-Jacques Dessalines, galvanisées par Toussaint Louverture, sur l’armée napoléonienne en 1803. L’école républicaine tricolore préférant détailler Austerlitz plutôt que Vertières


Ah, ces romans nationaux... 


Une victoire décisive qui allait mettre un terme en 1804 à la Révolution haïtienne, fille des Lumières bien mal reconnue, faisant du nouvel État la première République noire du monde, première nation d’esclaves brisant eux-mêmes leurs chaînes, récupérant leur dignité perdue lors des rapts africains en arrachant par les armes leur liberté auprès de la plus grande puissance du temps. 
Une puissance qui allait faire payer cette humiliation - cette insolence ! - très chèrement. 
Et cela jusqu’à ce jour.


Du Code Noir aux chiens de sang (bêtes dressées pour rattraper les Marrons, esclaves en fuite, et les déchiqueter), du Fort de Joux (mouroir glacial de Toussaint Louverture) aux canons braqués sur Port-au-Prince. 
De la dette scélérate (pour dédommager les colons propriétaires d’êtres humains « spoliés » par la Révolution) au refoulement culturel, de masse. 
Des intérêts bancaires de ladite dette (courant jusqu’aux 50’s auprès des banques françaises) - double dette - au je-m-en-foutisme intégral.
Et décomplexé. 


Glissement d’une histoire commune à celle d’une amnésie organisée

  « La faim déshumanisante d’un côté et de l’autre une panoplie de maladies associées à la surabondance [...] Évasion. Survie. Débilité patentée. Un groupe de gens prisonniers sur une île déserte, tentent de survivre. Y arriveront-ils ? Pourront-ils surmonter les obstacles de la nature et leurs passions humaines ? Ne ratez pas le dénouement inattendu la semaine prochaine. Affrontez votre peur. Caressez le reptile qui vous fait horreur. Faites-vous enfermer dans un cercueil et affrontez votre claustrophobie. Jetez-vous en parachute du sommet d’un immeuble et affrontez votre peur du vide les yeux ouverts. Au Congo, des villages entiers fuient la guerre imminente. Ils ne veulent probablement pas affronter leur peur du viol, de la mort violente, de la famine. Leur réalité n’attend pas la lumière des projecteurs, elle ne sera jamais évaluée par le nombre de spectateurs qui l’ont visionnée, jamais annulée par un réseau de télédiffusion suite à son faible indice de popularité. Elle se situe hors vision des spectateurs privilégiés, à l’abri du cercle des pays où la pauvreté ne fait pas la une. »

  [‘Les jumelles de la rue Nicolas’, Évelyne Trouillot, Project’îles ed.] 

Illustration 9
‘Les jumelles de la rue Nicolas’, Évelyne Trouillot (Project’îles ed.)

  Peut-être faudra-t-il attendre qu’un Hanouna ou qu’une Maeva Ghennam se saisissent du sujet de la double dette pour que les Français la découvrent ? Daignent prêter oreille et faire le lien entre la situation déplorable de l’État haïtien et la rançon extorquée par la patrie des Droits de l’Homme et ses banques jusque dans les années 1950 au jeune pays caribéen, retardant d’autant les investissements structurels nationaux qui auraient permis de solidifier ses fondations, de développer croissance et assise démocratique, d’éloigner les dictateurs et autres mafieux arrivistes grimés en hommes d’État ?

En mai 2022, le New York Times (qui adore se payer la France soit rappelé au passage, à cynique cynique et demi) publiait un long dossier sur la dette scélérate imposée à Haïti par Charles X, en 1825, pour « dédommager les colons propriétaires d’esclaves et les pertes liées » suite à la Révolution de 1804. 

  « Les paiements à la France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars (entre 20 et 108 milliards d'euros) en perte de croissance économique, provoquant  une spirale d'endettement qui a paralysé le pays pendant plus d'un siècle », concluait l'enquête. Édifiant. 

 Le dossier fit beaucoup réagir. Enfin... les Haïtiens eux-mêmes, réclamant le remboursement immédiat de ces fonds volés, et les Français amoureux des lettres haïtiennes (donc des connaisseurs déjà de ce chantage destructeur exercé par le pays qui se targue d’être encore digne héritier ‘des Lumières’, de l’universalisme). 

Pour le reste, aucune manifestation solidaire, aucun mouvement de foule particulier dans les rues de Paris à signaler. 

L’indifférence. L’indifférence, toujours.

Si « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », elle ne peut visiblement pas non plus s’intéresser à celles qui ne la touchent pas - croit-elle - directement. 

Si « l’Histoire ne repasse pas les plats », elle ne songe pas non plus à rectifier ses plus flagrantes injustices. 

Triste époque qui voit les consciences se shooter au particulier proche, au jardinet local, et plus même tenter de repérer les liens invisibles qui relient pourtant d’un bout à l’autre du globe. 

À cette enquête critiquée pour avoir présenté comme inédits des documents déjà connus, pas insoupçonnable d’arrière-pensées idéologiques, et surtout pour avoir invisibilisé les travaux de chercheurs caribéens (le comble) en se les octroyant, on préférera le solide ouvrage ‘Haïti - France, les chaînes de la dette (Le rapport Mackau - 1825)’, paru l’an dernier aux éditions Hémisphères, plus pertinent et opportun. 

Illustration 10
‘Haïti - France, les chaînes de la dette (Le rapport Mackau - 1825)’, ed. Hémisphères

 Reproduisant le rapport remis à Charles X par son envoyé spécial, le baron Mackau, à son retour d’Haïti après qu’il ait signifié au président d’Haïti Jean-Pierre Boyer l’ordonnance royale exigeant le paiement de la « dette de l’indépendance », quatre spécialistes (Marcel Dorigny, Jean-Marie Théodat, Gusti-Klara Gaillard et Jean-Claude Bruffaerts) analysent le texte et se penchent - après une préface de Thomas Piketty, depuis longtemps vulgarisateur du sujet - sur la situation d’Haïti à l’arrivée de Mackau dans une région en pleine décolonisation, sur les erreurs de Boyer (les canons pointés sur Port-au-Prince n’étaient pas en mesure de détruire la ville), mais aussi sur les intentions réelles du messager (l’appel aux banques françaises et donc la prévision d’intérêts étrangleurs étaient sous-jacents dans l’ordonnance même). 

L’équivalent de 300% de P.I.B (de 1825) en guise de dédommagement des... oppresseurs (!), somme impossible à réunir sinon en empruntant sur une durée interminable auprès des banques françaises, en sacrifiant la mise en place des structures essentielles pour bâtir un nouvel État : redoutable double extorsion, impitoyable punition contre ce peuple noir qui osa défier la France

  « S’il faut tirer une leçon de l’issue de la négociation, ce serait de dire que les Haïtiens se sont rangés à une résolution qui s’est révélée un leurre : ils ont lâché la proie pour l’ombre. L’acte par lequel le pays devient libre de jure est aussi celui par lequel il s’engage dans une nouvelle aliénation, économique et financière cette fois », écrit Jean-Marie Théodat dans le chapitre ‘Géopolitique des faibles’, rappelant au passage qu’Haïti était libre et indépendante de fait, de par sa victoire militaire vingt ans plus tôt, mais avait besoin de cette ‘acceptation’ (bonté ?) française pour être enfin reconnue en tant que nation par la communauté internationale de l’époque. 

Le cynisme, cas d’école. 

La double dette (de « l’indépendance » & des intérêts réglés auprès des banques françaises) sera-t-elle un jour remboursée ?

Beaucoup d’Haïtiens veulent y croire.

Les auteurs de l’ouvrage quant à eux se montrent plus réalistes. 

« La défense du Bien commun par des gouvernants soumis à des règles et aux sanctions de la justice ne pourra émerger que par l’accès du plus grand nombre à une éducation de qualité, de laquelle il a été systématiquement écarté.

 La France ne pourra pas effacer cette triste page de l’histoire mais sa contribution à un vaste effort national d’éducation permettrait d’alléger les conséquences lourdes et durables de cette inique indemnité », souligne Jean-Claude Bruffaerts dans le chapitre ‘Le cercle vicieux du surendettement’. 

François Hollande, en visite en Haïti en 2015, s’était placé sur la même ligne, mais lui beaucoup plus vague et certainement juste pour évacuer une grenade dégoupillée en conférence de presse : « La France n’a pas de dette financière envers Haïti. Par contre, elle a une dette morale ». 

Circulez, merci d’être venus.

Mais que reste-t-il de la « dette morale » si l’histoire coloniale n’est pas convenablement enseignée à l’école ? Si la plupart des Français ne savent pas situer l’ancienne « perle des Caraïbes » convenablement sur une carte ? Si Toussaint Louverture demeure un nom inconnu ? 

Et aussi, pour les fanatiques de l’immigration : quelle meilleure solution que de soutenir tout mouvement de fond qui s’engage à assécher la misère pour permettre aux gens de demeurer chez eux ? De les autoriser à vivre dans leur pays, pour reprendre les mots de Jacques Stephen Alexis ?

Lettre de Jacques Stéphen Alexis à François Duvalier © Haïti Inter

« Haïti ? C’est où ? Y avait pas eu un tremblement de terre, un volcan ou un truc du genre ? » 

En-dessous de 230.000 morts, Haïti semble disparaître des radars gaulois

Un refoulement collectif. Un oubli spontané. Pfffit! 

Évoquer les problèmes de politique intérieure du Honduras ou la baisse des exportations de la Papouasie provoquerait les mêmes yeux ronds signifiant : « Je ne sais pas du tout de quoi on parle ». 

Haïti, en France, n’imprime pas. 

Alors comment se concrétise le remboursement de la « dette morale » dans de telles conditions ?

  Les écrivains haïtiens demeurent les amazones, les porte-voix, les ambassadeurs des maux (et des beautés aussi) de leur patrie. Solitaires. Si solitaires. 

Car là encore, combien de lecteurs français se donnent la peine de dépasser « le style formidable, la magie du réalisme merveilleux, la résilience à toute épreuve, le jaillissement de la poésie à chaque page », d’aller au delà du name-dropping sot (« J’ai lu Frankétienne et Castera hier soir, ah mais quel régal ! Et ce Gary Victor, quel humour ravageur ! ») pour s’intéresser à l’actualité haïtienne réellement ? Accompagner et amplifier les cris d’urgence que sont, aussi, les livres toujours politiques des auteurs haïtiens ?

Les écrivains haïtiens sauvent Haïti de l’oubli. Mais pour combien de temps encore, avec des Français qui lisent de moins en moins ? Se fient plus à leurs télécommandes désormais qu’aux exercices de l’esprit critique ? 

Sean Penn avait pensé un temps réaliser un film sur la Révolution de 1804. Projet abandonné. Quel dommage. Il aurait bien fallu cela, un grand nom et un blockbuster pour atteindre les télécommandes. 

« Nation des écrivains », ont popularisé un jour les maisons d’édition, tel un slogan vendeur.

 Qu’attendent alors les grands éditeurs français d’influence, qui récoltent prix et reconnaissance grâce à ces écrivains qu’ils publient, pour signer des tribunes à plusieurs mains, tenter (tenter, au moins) d’éveiller les consciences et l’intérêt (oui, les retraites. Oui, l’inflation. Mais le monde ne se limite pas à nos petites personnes malgré tout encore privilégiées), de secouer les indifférences coupables, d’alerter sur la situation catastrophique des Haïtiens ?

Eux qui n’ont jamais eu le flingue aussi près de la tempe.

Qu’un de leurs auteurs se fasse enlever, tuer (les éditions posthumes se vendent-elles mieux ?) ? 

Qu’un Barbecue, Machette ou autre psychopathe sanguinaire surnommé Essence-Man soit devenu le seul interlocuteur du pays ? 

Car s’intéresser à Haïti, c’est aussi réaliser notre rapport collectif au monde. Notre engagement commun. Son inexistence. 

Car le résultat n’est, hélas et jusqu’à présent, guère brillant. 

« Quelle dette morale ? »

Illustration 12
Sculpture en construction ‘Double Debt’, de la série ‘The Debt’, de Pascale Monnin © Marie Bodin

• cinéma : sortie en dvd de ‘Freda’, de Gessica Généus, primé dans de nombreux festivals dont Cannes 

• Haïti : « Le pouvoir ne peut pas lutter contre l’insécurité qu’il a contribué à créer », témoignage de Sadrac Charles, journaliste, éditeur et organisateur du festival ‘Haïti Monde’ à Paris (prochaine édition en juin) 

• ‘Haïti : le pays dont même BHL se fout’, sur Charlie Hebdo 

Plumes Haïtiennes  

- Illustrations :

  • cordialité de Sandra Dessalinesplasticienne haïtienne basée au Pays Basque, qui creuse sans relâche la mémoire tourmentée de son île natale et de l’esclavage à travers ses sculptures frappantes de douleur, de dignité et de profondeur

  • cordialité de Pascale Monninartiste pluridisciplinaire haïtienne et suissesse, galeriste (galerie Monnin) et co-fondatrice de la revue IntranQu’îllités. Photos (©Marie Bodin) de son œuvre en construction ‘Double Debt, from the series The Debt, 2023’, qui sera dévoilée à partir du 20 avril au Tropenmuseum d’Amsterdam lors de l’exposition intitulée ‘Someone is getting rich’.

                                          — Deci-Delà

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