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« Je t’invente des mots Soleil
Qui parlent d’une saison pendue
Aux corniches du vent
Des mots érectiles
Qui décoiffent l’amertume
À la démesure de ma tête
Des mots bayahondes dévergondés
Flânant avec des villes de béton
Sous ma peau, en plein midi »
Les pensées chaudes, telles les plantes envahissantes de La Gonâve, poussent effrontées sens dessus dessous, fouettant ceux du poète caribéen, déliant sa plume trop longtemps contenue, libérant sa langue trop souvent retenue : une légèreté résistante qui surgit au milieu des mots dédiés à sa mère disparue [‘Le poids de l’absence’].
Aux plaintes trop prolongées des orphelins soudains (qui peuvent mener les survivants du destin aux bords de la géhenne, les transformer en zombis au service exclusif de la mélancolie), lui préfère le retour de la vie. Anarchique ? Ainsi soit-il ! La vie ne l’est-elle pas toujours elle-même, qui plus est sur cette terre mouvante et emplie de contrastes qu’est Haïti ?
Quel plus bel hommage pouvait espérer une mère ? Respire et existe, fils ! Fais entendre ta (notre) voix.
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« Ton nom marche dans ma tête
Comme un chant sucré au corps d’incendie
Avec des notes hautes en couleur
Oui, il marche partout
Ce nom qui chevauche les destins
Il se défile avec l’élégance
De l’eau claire d’une source
Oui, il marche partout
Comme le beau fruit des marchés
Il fend si bien nos lèvres
Avec le jus pulpeux de la vie
Zigzaguant à nos yeux
Et enrichir le cœur des tambours »
[‘Yclide Pierre’]
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Elle fera encore longtemps claquer sa langue entre deux sourires et confidences créoles, Yclide, mémoire entretenue par les mots alliés de son timoun poète.
« Je te les donne [ces tâches d’encre dorée] Comme si le firmament
Allait se découper en deux
Avec le beau reflet d’espoir
Qui éveille à l’autre bout des collines
Je te les donne
Toutes peuplées
Comme une dose d’énergie
Une douce nuit de pluie
Qui nous enfante le beau jour »
[‘La lumière donne courage’]
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Étrange douceur qui émane de ce premier recueil du jeune poète haïtien Joe Jean Charles, qui multiplie les dédicaces comme pour n’oublier personne (l’urgence n’est jamais loin). Une délicatesse élégante qui s’imprime dans l’esprit du lecteur autant que l’astre au zénith sur la peau, caressant réconfort.
« Bordés de beauté
Les rayons du soleil m’allument
Un tableau de rêves transitoires »
Étrange, car le titre était trompeur. Et le dévoreur de livres et désormais tisseur de mots est haïtien, ce qui (paresse vulgaire) faisait imaginer un univers riche mais, comme alourdi individuellement par le poids insulaire du tragique, de la violence, des injustices de l’Histoire, de la pauvreté entretenue par les clans vernaculaires corrompus (s’agrippant au pouvoir ou le guettant avec férocité égale) autant que par les anciennes puissances coloniale (la France et sa rançon de 1825, qui empêchèrent de fait le développement normal de la première République noire pendant plus d’un siècle) ou occupante (les États-Unis).
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« Sur mon île
Les chiens empruntent souvent
leur gueule au vent
Le temps, toujours scellé de rage
nous aboie au quotidien »
[‘Sur mon île’]
Les « fumiers du langage », oui, le « Temps soleil crucifié [...] Temps de vent impur », le « Temps COVIDÉ d’amertume avec l’arrêt cardiaque des tambours », certes. Les difficultés du quotidien encore alourdies par les menaces de kidnapping, bien sûr. Les « bruits d’orage ensanglantés », qui ne les entendrait pas depuis Delmas, l’une des cités les plus prometteuses de la nation briseuse de chaînes mais aussi, récemment, confrontée à son tour à l’une de ces tempêtes morbides levées par les chiens fous sans colliers que sont les membres des gangs ? Les routes sont sous contrôle et il faut retenir les noms abracadabrantesques de chefs de faction qui tomberont bientôt sous le plomb pourtant, les uns après les autres. Nulle vision de pythie ici, aucun présage mystère sorti du oufo : leur destinée est choisie, inéluctable, aux fils perdus interchangeables. Mais :
« Comme un hibiscus
Au soleil qui s’ouvre à peine
Mon cœur brûle son cigare
Dans le feu sacré des verbes
Un bateau de joie,
Voilà tout ce qu’il me faut
Pour habiller le temps »
[‘Timide’]
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Joe Jean Charles ne se voile pas la face mais n’accepte pas plus de céder à l’abattement, qui étoufferait aussitôt et pour toujours cette flamme intime qu’il entretient stylo en main, les yeux levés vers la lumière caribéenne, posés sur les merveilles offertes par une nature heureusement indisciplinée (peu utiles pour contrer les balles mais indispensables pour préserver âme et mémoire des temps aimés) et ses amis restés comme lui au pays, refus de l’exil, addition d’espoirs agissants qui devront un jour se compter.
‘Entre sanglots et larmes’ a à voir avec cela : une petite flamme qu’il faut entretenir, sauver et nourrir coûte que coûte; pour ne pas sombrer à son tour, comme tant, dans l’indifférence totale du monde.
L’optimisme devient entre les pages un combat, une résistance, et non un déni. Même si, angoisse et doute, comme d’obstinés monstres en planque constamment affamés, aux aguets.
« Moi, coupable de l’existence,
Je suis condamné à vivre ma vie
Comme la fièvre chaude
Venant de la colère des putes »
D’un poème dédié à la ‘Déesse Caraïbe’ à une adresse à la vieille ancêtre Afrique (‘Le temps n’est plus’), d’un appel à l’ ‘Esperancia’ aux rappels des promesses de ‘L’aube’, les mots se font bouclier et armes de survie. Les livres des grimoires dont les formules de sang-froid et les sorts de lucidité passent de la bouche à l’oreille, se transmettent (trésors de la ‘Nation des écrivains’) aux jeunes générations (le poète anime un club de lecture, s’occupe de la communication du Centre Culturel Pyepoudre à Port-au-Prince et s’investit dans des associations de soutien aux élèves, d’ouverture à la littérature et aux arts, comme Bouquets d’Espoir par exemple - dons possibles depuis la France parce que la poésie bravo, mais...)
Gouttes d’eau qui irriguent pourtant bien une société civile à bout, assoiffée de perspectives, de peintures de ses forces et pas seulement de portraits condescendants, ad nauseam, de ses drames et faiblesses.
« Rides à l’horizon
Les mots restent mon véritable refuge »
Les « prodiges » haïtiens auto-proclamés - car ils sont certes grands lecteurs - ne manquent pas. Mais à vouloir grimer et se prendre d’emblée pour les nouveaux Makenzy Orcel, James Noël ou Jean D’Amérique, beaucoup se précipitent vers la désillusion hexagonale en grossissant l’emphase.
Ici, une sincérité qui évite l’excès. Une pudeur devenue rare. Qui ébranlent. D’autres décillements littéraires à venir. D’ouvertures aux possibles.
L’ouvrage sera-t’il un incontournable de l’été sur les plages bondées ? Probablement pas. La poésie au pays du roman est le parent pauvre, danseuse d’un microcosme poseur, ne possédant pas l’aura magique qu’elle a acquis sur l’île de Roumain, de Castera, de Frankétienne.
Et puis, comme une histoire dérangeante qu’il faudrait chasser - vite, vite - insulte à l’image qu’elle a d’elle-même, la France a pris le pli inconscient (vraiment ?) de bouder l’ancienne colonie révolutionnaire qui renvoya l’Empereur à ses pénates.
Les querelles tricolores picrocholines et les militantismes (//onanismes) permanents et en toc ont envahi les espaces d’expression 2.0, bulles de vide, d’agressivité nombriliste, réseaux asociaux qui ont sacrifié la curiosité pour mieux s’écouter tempêter dans le vide, intra-muros, s’entendre radoter, désigner.
Ignorance obstinée des "poésies du Tout-Monde" chères à Édouard Glissant.
Peu importe : ceux qui ici (il sera bientôt disponible aussi en Haïti) se risqueront à plonger entre les pages du premier recueil de ce poète inconnu, voyage introspectif empli d’étincelles universelles, ne pourront que flancher secrètement devant la leçon (sans même peut-être le réaliser lui-même) de maintien et d’élégance, face à l’adversité, donnée par Joe Jean Charles.
Les yeux, encore et toujours, orientés vers une lumière rêvée si besoin quand la nuit s’obstine.
Leçon du Sud ignoré peut-être pas inutile alors que le reste conquérant de l’espace se voit menacé d’embrasement à son tour.
« J’aligne des mots lactés
Avec des cris prémonitoires
Jusqu’à faire endormir mes tourments
Dans un lit de rêves.
Je t’exhibe des mots saignants
Escamotés d’impasse froide
Des mots testamentaires
Faits d’une plongée millénaire »
— ‘Entre sanglots et larmes’, de Joe Jean Charles, ed.
* Sur AyiboPost également, média haïtien engagé et dynamique, voir : « ‘Entre sanglots et larmes’ : les cinquante prières et mille gouttes de cris de Joe Jean Charles »
* voir aussi, sur les acteurs civils haïtiens qui remuent la société via les happenings, les festivals underground, l’art de rue : ‘Ricardo Boucher, artiviste haïtien. Poètes, poètes, le passeur !’
&
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— Deci-Delà —