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Billet de blog 27 juillet 2025

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« Et le ciel a oublié de pleuvoir » : pas de trois touareg. Beyrouk, première pierre

« Mais au sein de tribus dans lesquelles honneur et réputation sont les derniers trésors, la mutinerie d’une fille est impensable tant elle porte en elle les germes du chaos. »

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Illustration 1
‘Jadéja’, 50x70, technique mixte tempéra - crayon graphite, de la série ‘Femmes touaregs’ cordialité de © Claudia Brutus

       Mauritanie (‘république islamique de Mauritanie’), terre maghrébine s’étirant sur un peu plus d’un million de km2 entre le Sahara et la côte Atlantique, aux frontières du Mali, de l’Algérie et du Sénégal. 

Une Antigone moderne refuse de se soumettre aux diktats des hommes; un ancien esclave désormais craint se venge aveuglément; un chef de tribu refuse d’abandonner les prérogatives d’un pouvoir dépassé : pas de trois aux portes du désert.

Le destin convoque les protagonistes de sa cruelle partie.


Trois aspects distincts de la société émergent : la femme touareg et son droit à l’auto-détermination; les Haratines (Maures noirs) et leur identité méprisée; les tribus berbères opprimées, déchirées entre adaptation et maintien à tout prix de leurs coutumes ancestrales.

     « Je me réveille de ma torpeur, et je les regarde. Leurs yeux brillent toujours de cette clarté que j’abhorre. Je demande à ce qu’on leur enlève les menottes. Je les fixe intensément du regard. Ils sont encore frais, leurs habits sont presque encore propres, pas de tuméfactions, pas d’entailles, pas de gerçures sur leurs visages !

  Mais demain, je le sais, ces volontés s’affaisseront et se ternira la brillance de ces iris, et s’affalera cette fierté qui fait relever les mentons. C’est mon boulot : rabattre les orgueils, tasser les volontés. Même celles de ceux qui se croient nantis d’une once de pouvoir. »

Et le ciel…’ s’ouvre sur le monologue intérieur de Mahmoud, ancien esclave devenu satrape du régime, ‘spécialiste de la sécurité intérieure’ (docteur ès tortures). Cerbère d’une administration qu’il ne respecte pas (mais le pouvoir se prend quand il passe, peu importe le vent porteur. Et puis, que respecte Mahmoud ?), l’enfant haratine qu’il était a survécu à la vie gâchée de sa mère et à l’exploitation en entretenant une méfiance de l’Autre, pour ne pas dire une haine, systématique. La résilience peut prendre bien des voies; c’est la plus obscure que le désormais puissant fonctionnaire a choisie. Des plaies jamais refermées de l’esclavage (aboli seulement en 1981 ici, dernier pays au monde à l’avoir fait  mais, toujours effectif dans maintes régions sahariennes reculées, malgré l’accumulation de lois et de sanctions peu appliquées par l’État), ont surgi les esprits de revanche et de brutalité. Des instincts primaires que Mahmoud aiguise telle une takouba, bien décidé qu’il est à faire se courber publiquement la tête des seigneurs du désert, toujours trop fiers à son goût quand pourtant leur pouvoir s’effrite jour après jour; celles des arrivistes du gouvernement aussi, tous ceux moins influents mais qui pourraient un beau matin menacer sa position de chien de garde du régime.
Les Haratines, arabo-berbères par la culture, négro-africains par l'origine ethnique, au service des Beydanes (Maures blancs aux manettes). Beyrouk pourrait les dépeindre en victimes. Il choisit l’un des leurs, le plus suspect, le moins sympathique, comme pour dépasser d’emblée les cases et le binaire; comme pour mieux souligner la complexité humaine. Pour entrer pied dans la porte dans le monde littéraire (qui n’est que récit des ombres et lumières des êtres humains, au-delà de leur assignation), sans se soucier des susceptibilités et autres données temporelles, politiques. 

Mahmoud, l’un des trois pions de la tragique confrontation, prend donc ses marques, l’exécration de ses contemporains en bandoulière. 

Illustration 2
‘Le chant du Tartit’, 50x70, technique mixte tempéra - crayon graphite, de la série ‘Femmes touaregs’ cordialité de © Claudia Brutus

    Premier roman de Mbarek Ould Beyrouk (son nom de plume s’en tenant à Beyrouk), ‘Et le ciel a oublié de pleuvoir’ paraissait en 2006. Il portait déjà en germes ce qui deviendra les thèmes de prédilection du grand écrivain mauritanien (et créateur en 1988 du premier journal indépendant, ‘Mauritanie demain’), pour ne pas dire sa griffe. 

La défense de la culture et du mode de vie du peuple touareg, la dualité entre tradition et modernité, entre les étendues vierges du Sahara et les bouges ou les palais des cités corrompues; entre aussi un soufisme ouvert et tolérant de plus en plus confronté à une lecture radicale de l’Islam (pour ne pas dire intégriste), venue d’Arabie Saoudite, lutte silencieuse sur fond de pillage des ressources par de grandes compagnies occidentales qui savent utiliser au mieux la division en castes et tribus de la société de ce grand pays aux frontières taillées à la serpe par les anciens colons. Ou, plus exactement, tracées à la règle


La belle Lolla, rebelle et ivre de liberté, se croisera à nouveau sous les traits de Saara dans le roman éponyme (2022, Elyzad éditions, son dernier en date) ou encore sous ceux de Raya dans ‘Le silence des horizons’ (2021). Ses personnages masculins ou féminins, marginaux en rupture de ban, se retrouvent toujours en butte à un pouvoir oppressif (celui de l’administration dans ‘Saara’, de l’émir dans ‘Le griot de l’émir’, 2013, de la tribu dans ‘Le tambour des larmes’, 2015, ou encore d’un mouvement fondamentaliste dans ‘Je suis seul’, 2018). Une lutte souvent à mort qui, à travers de multiples intervenants secondaires, permet au romancier de déployer tout son sens du dégradé, de focaliser la lumière sur les pièces oubliées ou embarrassantes du complexe puzzle qu’est la société mauritanienne par gros temps de mondialisation (voir ‘Parias’, en 2021, S.Wespieser ed).
Mais aussi d’interroger : comment allier l’individualité au respect des cultures claniques ? Comment sauvegarder l’âme des filles et fils des dunes quand les périls enflent, comment moderniser (car qui stagne meurt) sans trahir, depuis l’ombre des datiers des oasis perdues, depuis l’artificielle clarté des néons urbains ? 

Ainsi se déplaçait Beyrouk dès ‘Et le ciel a oublié de pleuvoir’ : sur la crête des malaises mouvants et potentiellement mortels d’une société berbère plusieurs fois millénaire. Aussi poétique (héritier des griots et autres conteurs de djinns) que dérangeant de par sa lucidité et sa liberté de ton, son allergie aux injustices. 
Première pierre de l’œuvre engagée de celui qui allait devenir l’une des voix majeures de la Littérature dite « du Sud », aux frontières des mondes arabo-berbère et subsaharien.

Illustration 3
L’écrivain mauritanien Mbarek Ould Beyrouk (Beyrouk) © France Culture

  « Je n’ai pas été avalée par les flots. Je n’ai pas offert ma virginité pour calmer les appétits du monstre. Je ne me suis pas courbée devant les sentences du ciel, ni les rafales du zéphyr, ni les injonctions que lancent les imams au petit matin. J’ai refusé mon corps aux certitudes évanescentes d’hier et aux illusions branlantes d’aujourd’hui. Je suis Lolla et je n’appartiendrai ni aux tentes blanches des seigneurs des sables ni au mobilier cossu des citadins parvenus. Je me pavanerai libre, dans la voie parfumée que mes yeux, que mes seins, que tous mes appas charnels ont frayée. Je continuerai à puiser à pleines mains dans la vie que je me suis donnée. Un monde qui n’appartient qu’à moi, qui n’obéit qu’au seul vent de ma fantasque volonté ! »

  Lolla, magnifique fruit plein de saveurs, de caractère, d’un simple berger et d’une mère qui « regarde la vie passer comme une caravane chargée de promesses et d’épines et qui, sur sa route, distribue les malheurs ou les joies selon d’incompréhensibles calculs », Lolla, amoureuse du beau mais déshérité Ahmed, aurait pu mener une vie simple mais joyeuse aux abords de l’oued. C’eut été sans compter sur la rencontre fortuite de la jeune femme avec le chef de l’une des plus prestigieuses tribus du désert. Aussitôt charmé par l’insolence et le port de la belle, habitué à prendre et non à demander, le descendant des Oulad Ayatt de s’approprier la main de Lolla sans plus de formalités. 

Lolla de se rebeller rapidement contre l’obséquiosité de son père face au maître de la cité des sables nommée Leguelb, contre la couardise d’Ahmed qui s’incline, abandonne la main de sa promise sans même protester (« il a renié le pacte sacré qui nous lie »), contre le fatalisme exaspérant de sa mère. 

Mais au sein de tribus dans lesquelles honneur et réputation sont les derniers trésors, la mutinerie d’une fille est impensable tant elle porte en elle les germes du chaos. 

L’individu s’efface pour garantir l’unité et la survie du groupe ou - damnées velléités d’indépendance ! - se condamne à l’exil, au rejet; à la mise à l’index sociale. Mais peu chaut à l’intransigeante Lolla qui, par une nuit calme, sous le regard protecteur de Moulay le « fou du village » (fou car il préfère la vérité des étoiles aux bas arrangements des hommes), s’enfuit pour la grande ville, abandonnant parents, amis, ancien promis aimé, puissant émir honni. 

La seconde actrice du drame de conter sa fuite sur le ton de la confidence, un ton qui ne dissimule ni rage au cœur ni blessure intime durable. Qui, pour lui jeter la première pierre ? 

Illustration 4
‘Dassine’ (poétesse touareg du 19eme siècle), 50x70, technique mixte tempéra - crayon graphite, de la série ‘Femmes touaregs’ cordialité de © Claudia Brutus

    « Non, le monde n’a pas beaucoup changé. Il ne s’est pas renversé. Nous ne marchons pas sur nos têtes, nous n’embrassons pas nos nombrils, nous ne savons déchiffrer ni les colères des sables ni les avarices du ciel, nous ne semons ni l’amour ni le pardon, nous ne distribuons point les richesses, nous ne domptons pas les chameaux indociles de nos cœurs… Non, le monde n’a vraiment pas changé. Il y a seulement de nouvelles forces qui sont apparues, et qui crient partout à la renaissance du monde, et qui veulent pour asseoir leur puissance toute neuve renier celle qui a été léguée par Dieu, par les siècles et par le sang. »

Bechir, maître de Leguelb, émir de la prestigieuse tribu des Oulad Ayatt croit embrasser le monde, comprendre ses problèmes, ses antagonismes, ses contradictions.
Sa lucidité cependant s’amenuise dès lors que son orgueil social est touché.
Que fera-t-il de la prétendue sagesse venue du ciel et des colères immémoriales du vent ? Pas grand chose, sinon déchaîner sa furie contre la pauvre parentèle de Lolla-l’insoumise. Cette catin se livrerait à présent aux puissants dans un lupanar de la grande cité, leur arracherait fortunes contre d’éphémères instants de bonheur. Traîtresse ! Souillure ! La main de la tribu rivale des Lakhlav, ces lointains cousins qui ont fait allégeance au gouvernement, ne doit pas être loin. Comment une fille de Leguelb, de son propre clan, aurait-elle pu être à ce point corrompue sans quelques approches, quelques méchantes influences des ennemis héréditaires ?

Tout à son courroux et à sa vexation, le dernier membre du trio bientôt prêt à en découdre murit sa riposte.

Illustration 5
‘Kella’, 50x70, technique mixte tempéra - crayon graphite, de la série ‘Femmes touaregs’ cordialité de © Claudia Brutus

      « J’aime sentir dans la rue ces yeux avides qui trébuchent sur mon corps, qui me caressent longuement de leurs rayons frivoles et impuissants. J’aime ces lueurs qui, quand je passe, s’allument dans les cœurs ramollis des vaincus de la vie. Ils savent que je suis le baume magique qui soulagerait leurs peines. Je suis une lumière d’illusion qui attire les insectes frivoles. Car personne ne me gagnera dans la loterie de la vie. Tous les paris se portent sur moi, mais tous les parieurs sont perdants.

  Chaque soir, je rassemble autour de moi, dans la demeure que j’ai louée, la crème d’une société qui se cherche et qui ne se retrouve que dans la luxure et les rivalités mesquines. J’arbitre chaque soir entre des cœurs qui se fendent, entre des passions, des concupiscences, mais aussi entre des présents. Chaque soir, je choisis l’élu de ma nuit, l’élu d’une seule nuit, car je ne laisserai personne se baigner longtemps dans l’oued de mes charmes. Je ne me laisserai jamais plus enchaîner par les étoiles filantes. Je ne serai jamais plus prisonnière des luminosités factices. Je ne suis pas une vaincue de la vie, je ne veux plus l’être. »

   Lolla, en fuyant le désert pour la ville, cette grande ville qui attire autant qu’elle inquiète les Touaregs (tant elle menace leur mode de vie nomade, risque de les transformer en vulgaires mendiants, inadaptés), a poussé son rejet de la tribu, de ses codes et valeurs, jusqu’au paroxysme. Devenue princesse des nuits, reine des plaisirs, la fille de berger a mué en Nana sahélienne, en ‘grande horizontale’ fascinante, sulfureuse. Revendiquant sa liberté, son droit à prendre sans regret aux mâles mais à ne leur donner que ce qu’elle souhaite, la femme blessée est devenue experte dans l’art d’utiliser à son avantage les hypocrisies sociales et religieuses, les virilités plus fragiles que puissantes. 

Mais lorsque la nostalgie de Leguelb, de l’oued de son enfance, la saisit, lorsque sa route croise celle du terrifiant Mahmoud (homme bientôt évidemment sous son charme), qui, lui, venait justement de tourner son implacable regard vers la cité de Bechir, le fier émir humilié, toutes les étoiles et planètes semblent s’aligner (pour reprendre le langage du fou Moulay), tous les vents brûlants et contraires paraissent se rencontrer, s’unir dans un grand mouvement colérique : le ciel a oublié de pleuvoir, aucune torture, brûlure, du sol ou des âmes ne sera lavée, nettoyée; oubliée. Pardonnée. « À la guerre ! », se lance in petto chacun des membres de ce trio aussi infernal qu’inattendu.


    « Il est temps que se réveille le passé, et que se courbent les têtes qui n’auraient jamais dû se lever ! Il est temps pour chaque homme de revenir à sa place, la place que Dieu a jadis indiquée à son père et aux pères de son père !

  Nous avons trop attendu, nous avons laissé les ânes piétiner les pâturages destinés aux nobles chevaux ! Et nous n’avons recueilli que l’opprobre ! 

Aujourd’hui, le vulgaire nous demande de nous agenouiller ou de périr. »

  Les incompréhensions réciproques (révélées par les monologues successifs des personnages), les interprétations biaisées, les egos malades qui ne se remettent pas de l’appétence d’une femme seule pour la liberté bientôt mèneront les pas de tous ces protagonistes vers l’oasis initiale. 
L’heure sera-t’elle au pardon, à la rédemption ? Ou aux passions déchaînées, par définition irrationnelles ? Sanglantes, destructrices et tristes ? 

C’est ce que nous conte avec maestria Beyrouk dans ce premier roman féministe, marquant, marqueur, au titre déjà follement poétique. 

               — ‘Et le ciel a oublié de pleuvoir’, Beyrouk, éditions Dapper  —

Illustration 6

* illustrations : cordialité de Claudia Brutus, série ‘Femmes touaregs’, hommage saisissant aux femmes influentes du peuple des dunes. Voir également ‘Comme un trait’ : double fable lumineuse sur les pensionnats autochtones canadiens

* Le dernier ouvrage de Beyrouk : 'Saara' : les hyènes et le haboob. Mauritanie, la sévère mise en garde de Beyrouk 

                                     — Deci-Delà

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