Une carpe s’affole dans une baignoire parisienne, frottant ses écailles contre les parois, coups de queue désespérés à la surface de l’eau. Les rires et le fort accent yiddish qui font écho à ses bulles d’air S.O.S ne présagent rien de bon. Le gefilte fish en devenir - à supposer qu’il soit doté d’une conscience - de se ficher pas mal du regard compatissant du garçon qui l’observe. Rywka (aka Mémé Régine), déjà en pleine préparation de sa légendaire farce, ne plaisante pas avec la nourriture; encore moins lorsque le succès d’une recette rituelle est en jeu.
Le narrateur n’entamera aucune négociation auprès d’elle (perdue d’avance il le sait).
Les power chords de Pete Townshend, « The Godfather of Punk » et leader des Who, de résonner sans transition.
Sur la plage de Trouville en 2020 (à l’heure du grand enfermement sanitaire), un homme d’âge mûr désormais, ancien éditeur et homme de médias volontiers jouteur, ne quitte pas du regard un autre, plus jeune, qui s’avance solitaire vers la mer en peignoir bleu roi.
« Le garçon était parti se baigner. Tout droit. Décidé. Sans hésiter. Il était entré dans la Manche, sans effort, malgré la température très fraîche de la mer.
Il y était resté moins d’une dizaine de minutes. Il en était sorti sans courir, tout juste sa peau était-elle rougie par le froid. Il avait remis son peignoir, ses claquettes et était reparti par la même rue.
Il l’avait retrouvé, deux ans plus tard, en mars 2022.
Exactement vers la même heure, à la minute près. Toujours au même endroit. La plage n’était plus interdite, ni dynamique [interdiction de demeurer statique sur le sable durant le confinement] depuis longtemps.
Le garçon avait déboulé par la même rue. Il avait posé son peignoir bleu roi et laissé là d’autres chaussures, des Docksides, au coin de la même cabine 108. Il était parti droit dans la mer, toujours aussi fraîche, lui, toujours aussi déterminé. Il avait nagé moins de dix minutes. Il était ressorti, la peau rougie. Il avait remis son peignoir sur son maillot, enfilé ses chaussures, une fois arrivé au coin des planches, et il était reparti par la même rue.
Il ne lui avait pas parlé.
Il ne lui dirait rien, s’il le revoyait. Il ne fallait pas le déranger.
Ce n’était pas une baignade banale, ni une routine balnéaire. Pas à cette heure matinale. C’était un rite. Personnel. Un bain sacré. Une rencontre intime. Poétique. Entre le jeune homme et la mer. »
One step beyond.
Guy Birenbaum n’a, ni à la première rencontre ni à la seconde, déclenché l’appareil photo qu’il emporte dorénavant toujours avec lui lors de ses footings normands matinaux, de ses balades sur la Côte fleurie en compagnie de son fameux quadrupède aux yeux bleus, Jedi.
Sables émouvants des Roches Noires, usine de nuages de Rouen, vierges perdues de Londres, ultime (coûteuse) sole de Douvres : les anecdotes personnelles touchantes, drôles ou surprenantes s’enchaînent, flash-backs chapitrés, bribes de temps suspendu, enjambées temporelles libres de droits, scènes intimes refluant à la surface de la conscience attrapées au hasard dans la rue, sur la plage-jardin trouvillaise, dans les couloirs du milieu politico-médiatique qu’il a tant fréquenté, auprès des pseudo V.I.P ou leaders supposés « faire l’opinion » (qu’ils la sentent, déjà), au cours de six décennies d’existence dans un monde sans queue ni tête qui ne se donne même plus la peine, désormais, de prétendre à la cohérence.
« Il eut envie vingt fois, trente fois de les arrêter, de leur balancer violemment en direct : "Mais madame, mais monsieur, vous venez de nous expliquer le contraire, il y a quelques minutes, avant l’interview ! Vous ne pensez pas un traitre mot de ce que vous dites !"
Il eut envie de se lever, d’arracher son oreillette au fil toujours entortillé, de sortir du plateau.
Il eut envie de hurler "Menteuse ! Menteur !", "Escroc !", dans le micro.
Il eut envie d’en gifler certains, de sauter sur la table imposante et trop large qui les séparait.
Il eut envie de brancher son smartphone discrètement et de les piéger, lorsqu’ils s’épanchaient avant l’interview, au maquillage ou devant un café, puis de les confondre ensuite, s’ils avaient nié l’évidence, en diffusant les images et le son en direct.
Il ne fit jamais rien de tout ça.
Par lâcheté ou par peur, d’abord.
Par loyauté envers ses camarades et le média qui l’employait aussi.
Et puis l’esclandre lui semblait vain, inutile.
De tout ce bruit, il ne voulait déjà plus. »
Hey, babe
Take a walk on the wild side
Alors quel lien entre une vieille professeur de piano malheureuse, alcoolisée, qui choit sur un trottoir (Something in your eyes was so inviting) et la première traversée de la place de l’Étoile (giratoire de l’enfer) en Alfa Romeo par un débutant ? Quel fil entre une grand-mère qui s’agrippe obstinément à la portière lorsque le véhicule s’élance (comme si elle pouvait tomber de l’habitacle n’importe quand, ténébreuses frayeurs silencieuses), et le moment précis, ce jour de décembre 80, où la radio annonça l’assassinat de l’auteur-interprète d’Imagine ? Quel rapport entre un Birenbaum prof de tennis enchaînant les élèves lunaires et romanesques sur la terre battue du Sporting deauvillais et le Birenbaum parisien de la radio et des réseaux, politiste-chroniqueur épuisé par les mœurs cannibales, snobs, par l’injonction d’avoir « un avis sur tout, tout le temps », se faisant remettre à sa place par le fils Sarkozy dans un restaurant trendy ?
You don't have to put on the red light
Those days are over
You don't have to sell your body to the night
Quelle cohérence, quel témoin transmis entre une inquiétude de l’enfance venue de loin et l’attention portée à une femme perdue qui entasse sans logique apparente tout ce qu’elle trouve dans une cabine de plage ?
Le muezzin appelle à la prière, chant hypnotisant, du côté d’Essaouira; les noms de deux Justes - Rose et Désiré Dinanceau - sont gravés dans le marbre au 209, Rue Saint-Maur Paris 10; un homme inquiet se présente pour la première fois à l’ANPE, un abattant WC sous le bras. Les maux de ventre d’un enfant maladivement angoissé, les blagues potaches entre universitaires, la voix apaisante de la femme aimée qui parvient même à le faire grimper dans un avion mais aussi l’inquiétude constante de ne pas savoir contrôler son « ego boursouflé » (jusqu’à bannir le ‘je’ du récit, lui préférant le ‘il’, plus distancié). La patte de la psychanalyse est là, bienvenue, en ces temps de poses et d’impostures.
Vitale recherche de l’unité, subtilement présentée ici, quête individuelle du sens, via les mille chemins de la mémoire, de la sensibilité, des fragilités reconnues, sans ce ton professoral ou moralisateur que beaucoup par le passé lui ont souvent reproché.
‘Toutes les histoires sont vraies’, sous des aspects (plus ou moins) légers, est finalement une proposition.
Une proposition de rembobinage, en mode cassettes VHS (que les moins de vingt ans...) pour y voir clair, chacun, dans son marasme intérieur. Pour comprendre pourquoi l’empathie, pourquoi le rejet ou l’attirance, pourquoi la compréhension (la curiosité, au moins) de l’autre, du double si différent.
Sans doute la raison pour laquelle l’auteur n’évoque pas une autobiographie mais bien un roman.
Robert, l’anxieuse Tauba, Rywka, Moshe et les autres membres touchants de la famille Birenbaum, le lecteur les aura déjà croisés dans ‘Vous m’avez manqué - Histoire d’une dépression française’.
Mais ils sont bien des personnages aux yeux du lecteur inconnu, porteurs de bribes de cohérence, certes perceptibles mais, qui en vérité ne concernent que le narrateur et son vécu commun avec eux. C’est bien en tant que personnages signifiants qu’ils parlent au lecteur, Robert, l’anxieuse Tauba, Rywka, Moshe.
Lecteur invité, à travers cette mise à nu pourtant pudique des souvenirs personnels, plutôt que de se pencher sur le cas Birenbaum le capteur d’images, le féru de tennis et de Rock anglais, à mettre de même ordre dans les siens.
Ordre n’étant pas le mot adéquat car, accepter un certain degré d’anarchie est indispensable pour autoriser la cohésion propre à chaque histoire à affleurer d’elle-même. Gageure n’est-il pas mais quelle autre solution pour vivre en paix avec soi-même, avec le monde, alors que les démons de celui-ci ressurgissent dans chaque coin, que chacun est sommé de se catégoriser, de se définir en quelques mots bien qu’il ne soit qu’une superposition de strates, complexes, d’émotions oubliées et parfois antagonistes ?
Un livre baume, musical, coup de revers habile au destin, qui conte sans emphase et par touches la complexité humaine et fait grand bien en cette rentrée littéraire pleine de récits ivres du drame.
Tandis que les vagues de la Manche s’écrasent à ses pieds, un Guy Birenbaum philosophe chantonne, lui, in petto, un mantra apaisant (let it be), qui ne résout sans doute aucune injustice immédiate mais demeure bien le meilleur remède personnel contre l’excès de certitudes.
— ‘Toutes les histoires sont vraies’, Guy Birenbaum, ed. Braquage —
* voir aussi ‘Guy Birenbaum, Twitter et l’antisémitisme 2.0’ & ´Life is a beach. Et la tendresse...’
— Deci-Delà —