Il y a un pont. En forme d’arche métallique, avec des statues de lions qui en surveillent l’accès. Ils scrutent l’horizon brumeux. Leur mission est de jaillir de leur prison de pierre si les Ottomans venaient une nouvelle fois à vouloir franchir le fleuve. Ils sont fiers et massifs, bien que d’un autre âge.
Le goudron du pont laisse parfois s’échapper de petites fumerolles qui recouvrent l’édifice d’un voile blanc. Peut-être pour que les passants ne puissent regarder le fleuve qui tout en bas, dort en coulant.
Les lumières jaunes des lampadaires se reflètent sur la chaussée trempée. Cela fait des années que les chenilles des chars ne l’ont pas asséchée. Seules quelques traces de balles attestent encore d’un passé tumultueux. Mais aujourd’hui, même les pigeons viennent se poser en silence sur la rambarde. Toute chose semble suspendue, comme si ici, le temps n’osait plus traverser.
Il y a un homme sur le pont. Il ne bouge pas. Sa silhouette se fond dans l’édifice, se muant en un énième pilier. Il se maintient au garde-corps, fermement agrippé à la rampe. Dans son autre main, il tient un étui en forme de violon. Et il regarde le fleuve s’enfoncer vers le jour déclinant, au travers de petites lunettes rondes qui scintillent dans la pénombre.
Il y a un autre homme sur le pont. Il semble simplement traverser. Rien de plus, mais…
Il s’arrête brusquement à quelques pas du premier. Il porte un chapeau, comme seuls les Tziganes en portent. Il paraît réfléchir, puis finalement il pose quelque chose sur le goudron.
L’homme aux lunettes se retourne. Les deux silhouettes restent comme ça pendant quelques instants, face à face dans la nuit, qui cette fois coule en abondance sur le ciel encombré d’octobre.
Alors, un mot traverse le pont. Peu importe d’où il vient. Il est lourd et puissant. Il s’en faut de peu pour que ce mot ne réveille les quatre lions.
PIROS.
Rouge en hongrois. Rouge en langage de fleuve.
L’homme au chapeau ouvre le sac qui gît à ses pieds. Il en retire un violon.
L’homme aux lunettes, lui, est déjà prêt. Il revêt cette posture étrange du violoniste qui semble en même temps jouer et danser avec la musique.
Le Magyar et le Tzigane laissent alors s’envoler les premières notes.
La lune surgit brusquement du ciel, écartant les nuages à l’aide de quelques rayons pâles. Sa lumière dissipe pour quelques instants la brume qui enveloppait le pont.
La fabuleuse mélodie vient percuter les quatre statues qui volent en éclats. Les lions étaient trop vieux pour garder le fleuve. Mais s’ils restaient là, et bien, peut-être était-ce pour palier l’absence de leurs maîtres.
Le Tzigane et le Magyar.
Leur devoir est commun, et leurs vies sont fatalement liées. Ils sont les gardiens du fleuve, il ne faut pas les séparer.
Car voyez ce qu’il se passe quand on les place chacun sur une rive, comme si le pont entre eux n’existait pas.
Le fleuve saigne, et toute l’Europe avec lui.
Il y a deux hommes sur un pont qui jettent des notes dans l’eau.
Laissons-les jouer ensemble.
Eux seuls peuvent guérir le fleuve.
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