Pardonne-leur, grand frère. Leur raison s'est volatilisée dans les airs. Heureusement que par pudeur, tu as recouvert leur défaillance d'un voile de cendres invisibles. Il y a quelques semaines, tu faisais irruption dans l'actualité, à grand fracas. Venu d'un endroit inconnu à beaucoup de mes contemporains, ces derniers n'ont eu cesse de parler de toi... sans pour autant mentionner ton nom.
Alors pardonne-leur, grand frère. C'est vrai que l'Islande, c'est un pays étrange dont on ne connaissait avant toi qu'un vague déficit public... Ah les petits, les vicieux, les ingrats ! Ils se soucient de ces choses infimes, alors que toi qui es si grand, ils n'ont même pas mentionné ton nom ! Mais je vais les aider à mieux te connaître, ne t'en fais pas.
L'île où tu côtoies la bise polaire ne possède qu'une route qui en fait tout le tour. Déjà c'est la classe ! Chez toi on peut avancer en reculant. Tu connais quelques familles de pêcheurs qui ne vivent pas très loin de tes flancs, et avec lesquels tu laves ton linge sale en famille. JónKalman Stefánsson préciserait que sur certaines tables de nuit de tes compagnons morutiers, on peut tomber sur le Paradis Perdu de Milton. N'en déplaise à mes camarades qui ne voient en chaque Islandais qu'un pèquenaud en quatre-quatre, les gens d'ici ont compris qu'on ne pouvait vivre sans poésie. Fais-moi une faveur, grand frère. La prochaine fois que tu t'énerves, inscris donc quelques vers de l'auteur aveugle sur tes cendres. Et abreuve l'Europe continentale de ses saintes écritures. Peut être qu'alors, ceux qui ont montré tant de mépris à ton égard comprendront que chez eux on ne fait que survivre.
Eyjafjöll. Tu vois, je te nomme et te respecte. Ton nom est imprononçable dans notre langue. Peut-être parce qu'on ne te mérite pas.
Je veux aussi souligner ta bienveillance.Tu n'a pas voulu humilier nos reporters qui se seraient montrés incapables de prononcer le nom de leur destination à des hôtesses d'Air France excédées. Alors tu nous as tous cloués au sol. T'as dit, « cette semaine, pas d'avion ». Et l'Europe a obéi. Encore la classe !
Avant de te lâcher la fumerolle, j'ai une question à te poser.
La première fois que je t'ai vu, je venais de me cogner du président surexcité qui trépignait partout dans ma télé. Et brusquement, sans prévenir, toi. Enorme, majestueux, et étonnamment... présent. Tu es apparu, solidement ancré sur ton île, là-bas, et je t'ai ressenti comme entité. Curieusement, tu ne m'as pas semblé en colère. Tu paraissais même éprouver de la bienveillance à notre égard. Alors, abasourdi par cette étrange sensation, j'ai vite éteint mon téléviseur et je suis sorti respirer un peu dans mon jardin, désireux de renifler quelques unes de tes particules volcaniques. Et j'ai vu mon arbre. Lui aussi est là depuis des années. Et son ombre est si affable, si pure, si douce !
Voici ma question : si l'homme ne parvient pas à vivre en osmose avec la nature qui l'entoure, n'est-ce pas parce qu'il s'agite tout le temps? Et si on s'immobilisait tous ? Sous un arbre, en Islande ou en France ? Que se passerait-il si on éteignait nous-mêmes les avions ?
Pardonne-moi, grand frère. Car j'ai une requête à te formuler.
Quand je ne voudrai plus être un homme, alors je poserai mon âme sur une terre aride. Là, je prendrai mon temps pour devenir comme toi. Et puis, dans une éruption commune et hilarante, je souhaite que tu m'accordes le privilège de murmurer avec toi : « eh les gars... cette semaine... pas d'avions ! »