Avez-vous remarqué cet homme en guenilles ? Qu'est-il venu faire au festival de Cannes ? On dirait qu'il est passé inaperçu au milieu des stars internationales de la toile blanche.
Son allure était tellement de guingois que même son ombre semblait hésiter à le suivre. Elle renonçait à coller aux hardes de son maître clochard, qui, lorsque je le vis s'avancer pour gravir les fameuses marches, me fit penser aux branches du saule pleureur lorsque le vent les agite. Je me crispai sur mon fauteuil quand pour la deuxième fois de la soirée, je discernai sa haute silhouette assise sur les marches de la salle de projection.
Bon sang, mais que faisait-il là ? Les vedettes ne le voyaient pas ? La sécurité ? Les organisateurs ?
Un étrange malaise s'est emparé de moi. Je quittai tout. L'apéro, les stars, ma femme endormie et mon chat caché sous un coussin pour me précipiter dans mon bureau. Là, j'allumai mon ordinateur sur internet afin de chercher des images de la dernière cérémonie des Césars. Je trouvai ainsi une photo du magnifique parterre de comédiens et d'acteurs qui fleurissait le théâtre du Châtelet en ce glacial mois de février. Je scrutai la salle, et là, encore une fois assis sur les marches, un homme sans âge assistait tranquillement à la cérémonie.
Je fis de même avec les Molières, les Victoires de la musique, les NRJ Music Awards...
Toujours là. Dans chaque salle de concert, chaque théâtre, chaque cinéma, il assistait aux cérémonies sans broncher, son pantalon de velours usé effleurant à peine les marches sur lesquelles il se tenait.
Je retournai dans mon salon, un peu sonné par ce que je venais de découvrir. Qui était ce mystérieux bonhomme ?
Je m'approchai à pas feutré de la télé. Sur l'écran, le réalisateur agrandissait l'image de la salle du palais des festivals. Il s'approchait de l'endroit où était assis le clochard. Je voyais son image grossir petit à petit, jusqu'à ce que le profil de l'inconnu occupe la totalité de l'écran.
Ce dernier leva brusquement la tête, et planta ses yeux bleus dans les miens.
Je fus pris de vertige. Le visage de cet homme changeait constamment de forme. Je reconnu ainsi mon voisin, mon père, ma grand-mère, mes collègues, mes amis... Au bout de quelques instants, le visage fatigué du clochard réapparut.
« Je suis toi, dit-il.
Il fit un signe de tête vers les autres convives.
J'existais bien avant eux. Mais eux existent grâce à moi. Grâce à nous. Pourtant, regarde où je dois m'asseoir pour ne pas déranger... »
C'est à ce moment là que le monde a commencé à tournoyer autour de moi. J'ai vite rejoint mon fauteuil avant d'y perdre connaissance.
Lorsque je me suis réveillé, la télé diffusait toujours l'ouverture du festival de Cannes.
Lorsque je me suis réveillé, je ne fis aucun cas de l'immaculé tapis rouge.
Je ne voyais que les barrières qu'ils avaient posées tout autour.