Tous les chats de Paris se sont réunis sur les toits. Le ciel s'obscurcissait, et pour que l'ombre l'emportât définitivement sur l'agitation des hommes, les flocons de neige déployèrent des ailes d'anges aussi gigantesques qu'immaculées. Ils se déposèrent sur les corps des félidés prosternés, et soudain, Paris s'orna de milliers de nouvelles gargouilles semblables à celles qui pour lui être fidèles, se changèrent avec le temps en pierres de cathédrale. D'aucun dire que ce jour là, on vit depuis les hauteurs de Montmartre un champ fumant sur lequel Lucifer réunit son bestiaire. Un peuple de chats qui observaient le ciel noir livrer son dernier combat face à la ville Lumière, dans un solstice où les ombres se révélèrent plus ténébreuses que l'obscurité .
Ainsi, la nuit brillait de mille yeux. Ces derniers regardèrent en silence un homme remonter le boulevard Poissonnière. Le voile noir de sa peau dissimulait aux regards des passants les zones sombres de son âme. Seuls les chats distinguaient l'abîme insondable vers lequel cet homme avançait. Il laissait traîner derrière lui des images de ciel bleu, d'hommes noirs et de mitraillettes. Ses frères gisaient au soleil d'un autre continent, abattus par les balles d'un ancien président lui-même tombé dans l'ombre du pouvoir. Cet homme remontait le boulevard, se dirigeant vers un grand morceau de nuit.
Les chats sont toujours un peu sauvages. Ils n'ont jamais rompu le lien qui les unit à la nature. Aussi célèbrent-ils la fin de l'année non pas à la saint Sylvestre, mais au solstice d'hiver. Et de là-haut, ce soir là, ils voyaient des enfants jouer avec la neige fraîche. Ils ronronnaient que les enfants étaient leurs semblables, aussi sauvages qu'eux. Quand les gosses amassaient un peu de poudreuse, les adultes envoyaient des blindés pour nettoyer les rues. Les enfants fêtaient la nature à chaque averse de neige, alors que les grands jetaient sur les congères de grandes poignées de sel, comme pour conjurer un mauvais sort. Comme cette secrétaire de direction, dans une rue du 13ème, qui pestait tout haut contre ces foutues intempéries. Elle doutait de la bonne rue à prendre, craignant la violence du blizzard comme une promesse de gerçures supplémentaires sur ses petites lèvres bleues. Ses talons s'enfonçaient dans la neige et rendaient la marche difficile. Puis la glace lui tendit un piège, et elle tomba sans grâce dans la neige. Quand elle se releva, une ombre joliment dessinée ornait son séant qu'elle ne parvint pas à dissimuler aux autres passants. Les chats étaient d'accord. La glace existait pour faire tomber l'humanité, et avec elle, ses secrétaires qui déambulaient en talons hauts en plein hiver. Tout comme ce flic, rue Duroc, qui chuta sous les rires de quelques gamins. Ou comme les automobilistes sur le rond point de l’Étoile, qui entamaient un ballet de voitures inédit dans une glisse collective et désordonnée. Comme le tout Paris qui fit ce soir là l'expérience, de vivre comme quelques millions de manchots sur un petit bout de banquise.
La grande nuit s'appropriait les rues, mais aussi les quais. Elle recouvrait des tentes, dressées là pour des hommes sans abris. On en faisait camper dans la neige, à l'ombre des bureaux vides. D'autres étaient pris par les barques, et voguaient dans une nuit d'encre vers le paradis des misérables, là-haut, où on leur avait gardé la meilleure place au chaud, tout contre le soleil. En partant, ils effleuraient les toits et les chats perchés dessus.
On ne sait pas vraiment ce que ces gros matous faisaient là-haut. On sait juste que le lendemain, quand la lumière lança sa contre-attaque sur la capitale, on a retrouvé des mendiants miraculeusement rescapés du solstice. On ne sait pas comment ils survécurent à une nuit aussi noire et froide. Des tas de poils sur leurs vêtements restent nos seuls indices.