Depuis quelques jours, ils annoncent l’arrivée imminente du grand froid. Heureusement, on ne met plus les gens dehors.
Tant mieux.
Même si pour nous ça ne change rien, vu qu’on crèche déjà entre le numéro trente et un et la poste de l’avenue d’Italie. Pas au trente, non. Encore moins au trente-deux. Le numéro de notre appart n’existe pas, car il n’y a pas d’appart. On vit sur un trottoir, contre un mur.
Mais nous déménageons bientôt. Mon maître et moi, nous sommes partis visiter les quelques places qui se sont libérées l’hiver dernier sous les ponts de la capitale. J’aime pas hanter ces endroits. Les vieilles pierres nous protègent du temps mais pas des autres. Reflets de nous-mêmes, déformés et voûtés dans un miroir sali par la misère, les fantômes qui cohabitent là nous rappellent sans cesse ce que nous sommes. Et personne n’aime ça.
Mon maître, par exemple, est un jeune homme qui n’a pas plus de vingt-cinq ans. Pourtant, quand il déambule au milieu de ces misérables, il semble aussi vieux que le Pont Neuf. La pauvreté ne vous laisse rien. Elle vous prend même votre jeunesse.
Au début, on trouvait ça réconfortant de ne rien devoir à personne. On se croyait libre, et enfin sorti de cette société d’aliénés. Je croyais que mon maître et moi partions pour un très grand voyage, peut-être en direction du pays où l’on allume les étoiles. Je pensais que nous croiserions la route des enfants du refus, et que l’on partagerait nos repas avec des vagabonds qui eux, partaient faire la course au soleil. Au début, je croyais que mon maître avait pris son destin entre ses mains. J’étais sûr qu’il avait réussi à attraper un de ses rêves, qu’il l’avait empêché de s’envoler pour le faire redescendre sur nous. Au début seulement.
Car notre course folle s’est embourbée dans l’asphalte. Le chemin est devenu de plus en plus difficile à parcourir. Chaque mètre s’est rallongé, pour devenir au final une étendue désertique reliant deux horizons lointains. Un mètre à parcourir quand t’as rien dans le bide, ce n’est plus un petit pas pour l’homme, mais un ticket pour une longue traversée.
Alors on s’est arrêté là, entre le trente et un avenue d’Italie et la poste. J’ai pissé sur le mur, de chaque côté de mon maître, pour le protéger des hommes et des bêtes sauvages. Et puis je me suis allongé pour dormir une saison.
Mais à présent, l’homme qui mène une vie de chien titube. Les immeubles de la ville lumière s’embrasent dans un soir toujours un peu plus en avance. Leurs feux électriques, maladifs et froids, n’empêchent nullement mon maître de frémir à la moindre bourrasque.
Nous devons partir et rejoindre les quais. Il n’y a pas d’autre solution. Que voulez-vous ? Il manque quinze mille places d’accueil pour les SDF…
Alors on va se serrer un peu pour se réchauffer. Tout en surveillant le fleuve.
Car c’est en novembre qu’elles arrivent. D’abord, on ne distingue que l’épais brouillard déposé là par un automne menaçant. Le peuple de la cloche se recroqueville sur lui-même en silence. Les sans abris sont inquiets, car la brume est un linceul qui pourrait bientôt recouvrir leurs corps tétanisés. L’automne est une saison qui ne ment pas, et si elle vous promet le froid…
C’est dans un silence glacial que l’on voit doucement arriver l’hiver. Il rentre dans Paris par la Seine, transporté au cœur de la ville par de longues barques sombres. Elles glissent sur le fleuve. Elles passent tout près de nous. Certains espèrent qu’elles ne s’arrêtent pas. Car lorsqu’elles accostent, c’est que l’un de nous doit monter à bord. Oui, certains espèrent. Mais d’autres, poussés par la fatigue, se lèvent et d’un geste las les appellent. Faut voir le regard qu’ils nous lancent quand ils s’en vont. On dirait qu’ils partent tous en vacances, se réchauffer au soleil d’outre-tombe, bientôt allongés sur le sable fin des plages d’un autre monde.
Voici donc venue la saison des barques.
J’espère qu’elles ne prendront pas mon maître.
Cet homme chétif n’a pourtant pas grand-chose à faire sur terre. C’est bien le problème. Rien ne le réchauffe.
A part moi.
Je le dissimulerai sous mon amas de chair et de côtes saillantes. Je le tiendrai au chaud. Et si jamais une barque s’arrête, je montrerai les crocs. A moins que…
Il va falloir déménager. Je vois sur la Seine des formes noires déchirer en silence le vent pâle de l’automne.
A moins qu’elles ne viennent
elles arrivent.
pour moi.
Chiens et hommes appartiennent ici au troisième peuple. Celui qui se tient accoudé au temps. Vacillant entre deux saisons.
Plus vraiment vivant.
Pas encore mort.
Pourtant, un jour viendra où cette vie de chien s’ensoleillera. Un jour, un président prendra enfin conscience que même les affaires politiques les plus tordues n’affecteront en rien la popularité de celui, qui dans un élan de générosité ou de clairvoyance , protégera le troisième peuple de la saison des barques.