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Billet de blog 25 octobre 2010

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La course au soleil

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Plus personne ne bougeait dans le pays. Les raffineries bloquées n’alimentaient plus les stations services, et tout bon citoyen se devait d’économiser l’essence. Afin de se rendre au boulot…

C’est vous dire le malin plaisir que j’ai ressenti en démarrant ma caisse. Le rugissement du six cylindres a fait sursauter quelques vieilles dans la rue. Puis j’ai roulé, tranquille, jusqu’au grand panneau vert et rouillé qui marque la limite de la ville. Arrivé sur la nationale, je lâchais mes chevaux enragés sur la route désertique. Je n’avais aucune destination en tête.

Je faisais juste une course au soleil.

Une énième du genre. Il est vrai que je suis coutumier du fait.

J’ai rencontré ma femme avant une de ces folles équipées. A l’époque, je vivais dans un vingt-sept mètres carré. Et quand je trouvais que les murs se rapprochaient un peu trop de moi, j’enfilais ma veste pour partir en virée. Cette fois, elle était montée à mes côtés. Et comme nous ne savions pas où aller, qu’il était hors de question que je m’arrête, nous avons convenu que cette ballade ne prendrait fin qu’au moment où nous aurions… capturé le soleil !

Ça paraît peut-être saugrenu, mais il y avait un double avantage à cela. Sur le moment, ça nous donnait une direction. Le deuxième aspect intéressant, c’est que ce jour là a débuté un périple qui dure toujours.

Bien sûr, on a failli toucher au but plus d’une fois. Mais dès qu’Hélios s’apercevait qu’il était suivi, il lâchait sur nous les chiens noirs du crépuscule pour que l’on rebrousse chemin. Tant mieux. Car même avec une maison plus grande aujourd’hui, je ne sais pas où nous pourrions cacher le soleil si on arrivait à lui mettre la main dessus.

Me voici donc parti pour une nouvelle virée. Plein ouest. Toutes les stations que je croise sont fermées. Aucun moyen de se ravitailler. Je roule en apnée. Je me sens comme un orque affamé, fuyant une banquise stérile vers le large mystérieux. Chaque coup de nageoire est une fuite en avant. Impossible de faire demi-tour. Je remonte à chaque intersection pour reprendre mon oxygène. Mon océan pue l’essence et le goudron.

Après quelques heures de route, la nuit tombe enfin. Ou bien s’agit-il de l’heure à laquelle tous les corbeaux s’envolent pour rejoindre l’au-delà ? Peu importe, car ce que j’aperçois sur ma droite surgit des ténèbres comme un phare dans l’obscurité.

Une église.

Revêtue d’un habit de lumière aux reflets d’or, elle trône comme un sphinx occidental sur la campagne environnante. Elle est assise. Elle observe. Mais que peut-elle attendre ce soir ? A part l’hiver ? Rien. Les églises se sont échappées du jardin d’Alcinoos. Elles ne font que regarder les feuilles des arbres tomber, avec toujours et encore la même fascination.

Oui, la nuit a trébuché sur la lune pour venir s’affaler sur nous. Une nouvelle fois, le soleil est parvenu à me semer.

Lorsque le ciel s’est éteint, mon voyant s’est allumé.

Je prends donc la première sortie, en espérant trouver sur ce chemin de traverse un petit bouge perdu qui ferait aussi location de plumard. Au pire des cas, je pioncerai dans ma tire. Pas grave. Car ce soir, j’ai fait un hold-up de lignes blanches. J’en ai pris plein les yeux, plein le cœur, plein mon âme.

Le jour de ma dernière virée, quand je ferai la route à la verticale, après que les églises aient tinté en mon honneur, je demanderai aux corbeaux de prévenir le taulier. Je serai un peu en retard. Qu’il n’en prenne pas ombrage.

Juste le temps d’emprunter la route des vents dominants, et de faire une dernière fois la course au soleil. Le cul posé sur un nuage... d’essence !

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