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Billet de blog 20 novembre 2022

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Cachez cette corrida que l'on ne saurait voir

Que l'on me comprenne bien, la corrida peut disparaître sans que je m'en désole. Mais il ya tant d'impensé et d'hypocrisie concernant cet îlot de violence et lui seul, qu'il faut bien que l'on dise ce qu'elle veut être : l'image et l'histoire du monde et de l'humanité en fait. La supprimer sous-entend que nous ne voulons rien voir de ce qui nous interpelle de la vie, de la mort et du sexe.

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Je ne la défendrai sûrement pas au non de la défense des traditions, vu le nombre de traditions stupides qui ont jonché notre histoire ou qui perdurent encore. Non, Ce n'est sûrement pas le bon argument.

La corrida est une liturgie incontestablement violente. Mais qu'est-ce qui n'est pas violence aujourd'hui ?. Le lion égorge la gazelle et commence à la manger vivante. Tout le monde animal n'est que violence. Quant à l'humain, il a réussi ce prodige d'ériger la cruauté gratuite en règle universelle, sans l'excuse de nécessité instinctive que peuvent invoquer les animaux..On pend, on torture, on lapide, on décapite. On assiste à une guerre comme à un match de foot, en applaudissant aux morts du supposé mauvais camp comme à autant de buts techniquement cadrés. On hésite à trouver 100 milliards pour aider à survivre le Sud victime de nos égoïsmes, mais on se félicite de les affecter à un projet d'avion qui comme notre Rafale actuel ira massacrer des populations que nous ne connaissons pas. En baissant pudiquement les yeux.

La corrida, donc. Le taureau de combat y souffre-t-il ? Il serait stupide de le nier, mais pour avoir vu constamment ces fauves courir et charger tout ce qui passait à leur portée comme si de rien n'était, avec une épée enfoncée dans le corps jusqu'à la garde , on peut me semble-t-il relativiser l'intensité de sa souffrance physique. Et quasiment toujours, plus que l'angoisse ou le désespoir, c'est la fureur qui anime le fauve jusqu'à la mort. C'est ce que j'ai vu.

Alors, rejeter la « fiesta brava » au nom du bien-être animal, oui, pourquoi pas, il faut bien commencer quelque part. Mais quid des élevages intensifs de porcs, avec des truies immobilisées durant des mois nuit et jour dans une cage en métal où elle ne peuvent se retourner, sur du béton sans paillage, avec moins de 1m2 d'espace de vie là où le taureau bénéficie de 1,5 hectare (élevage de Victorino MARTIN) par tête de bétail en étant choyé toute sa vie, hormis son dernier quart d'heure où il va mourir en combattant ? Car il y a combat, où les toréadors jouent leur vie, et l'y laissent parfois.

Et quid de l'espérance de vie d'un poulet, 35 jours au lieu de ses 8 ans normalement, ou des 6 mois de survie mécanique pour les veaux ou cochons, au lieu de leurs 20 ans de vie biologique, je parle de l'essentiel des élevages d'aujourd'hui où personne ne songe ou à légiferer, ou à faire respecter les lois déjà votées ?

À l'occasion d'un mémoire universitaire sur le sujet, j'avais proposé un questionnaire mi-ouvert où je demandais aux sondés ce qu'ils pensaient de la pêche à la ligne : « occupation pépère, tranquille, écolo au possible, la douceur de vivre même ». Parlez-en à la truite qui peut agoniser des heures dans le panier. Ou si le pêcheur l'occit avec commisération, qu'en est-il des poissons qui étouffent dans les cales de nos cargos racleurs de fond ? Dans un de ses ouvrages, Élisabeth de Fontenay expliquait pourquoi il ne fallait pas tuer, par exemple, les taureaux sauvages : « parce qu'ils sont nos frères mammifères ». Les moustiques peuvent aller se rhabiller. Alors certes, ceux qui aiment et protègent les animaux sont sûrement à bonne école pour ne pas maltraiter leurs frères mammifères humains. Quoique, regardez autour de vous...

70% d'animaux sauvages disparus en 50 ans, 30% des oiseaux et 60% des insectes en 20 ans, sacrifiés dans la plus totale indifférence sur l'autel du supposé confort des gavés que nous sommes, pouquoi faudrait-il obligatoirement rajouter bos taurus à cette hécatombe ? Car il est indéniable que la corrida assure la survie de l'espèce (même si elle un peu moins sauvage qu'il y a un temps, spectacle oblige) et celle d'autres commensaux (lynx, fouines, etc..). qui profitent des hectares sans lesquelles elle serait en danger. Sans elle plus d'élevage, plus de taureau. Drôle de façon d'assurer sa défense et sa protection !

Ceci dit, la corrida est-elle belle ? pas souvent, pas toujours en tous cas. Mais peut parfois côtoyer le sublime dans la danse érotique et tragique entre un homme en tenue efféminée canalisant la sauvagerie du seul animal à ma connaissance jamais dompté dans un cirque autre que celui de l'arène, pour finir par une pénétration mortelle. La vie, le sexe.

La mort y est-elle belle ? Pas toujours, mais quand est-elle belle ailleurs ? En tous cas, elle est digne, accompagnée par un matador qui n'a rien du sadique supposé, qui va souvent caresser la dépouille de celui qui nous a rappelé le temps d'un après-midi que la vie a ses règles, et que la mort, que partout ailleurs on cache comme si elle n'existait plus, est bel et bien présente. Et que le savoir nous fait obligation de profiter au mieux de la vie, et d'en faire la plus belle trame possible.

Et cette liturgie nous le rappelle à chaque fois : nous devons nous y préparer, et l'affronter. Car les aficionados peuvent bien en sortant venir parler de technique, de la qualité de la charge du taureau, ou de la douceur de la main gauche du torero, tout ça n'est que de la poudre aux yeux, car ils n'ont vu que la vie, la mort, le sexe. Ils le savent. Mais ça ne se dit pas...

Je maintiens donc ce que j'ai dit, je comprends bien les arguments de ceux qui projettent sur la corrida des angoisses anthropomorphiques un peu trop focalisées, mais si elle doit disparaître, je le regretterai mais je n'irai pas manifester. Car en fait, j'ai intégré ce qu'elle m'a appris, et je n'en ai plus besoin.


Frédéric PIC

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