Voici un petit livre ô combien précieux pour lutter contre le fléau sondagier, il s'agit du "Manuel anti-sondages" d'Alain Garrigou et Richard Brousse, créateurs de l'observatoire des sondages. Car si Médiapart nous en préserve, ce n'est malheureusement pas le cas de la plupart des autres médias, et si nous avons conscience ou l'intuition que de nombreux biais les entachent, j'avoue qu'avant la lecture de ce livre j'ignorais que la qualité scientifique des sondages était à ce point proche de zéro.

Je ne peux que conseiller la lecture de ce livre, véritable œuvre de salut publique. Car pour toute étude, que celle-ci soit d'ordre médicale ou ici sociale (connaître les intentions de vote pour tel ou tel candidat), la fiabilité du résultat dépend des personnes interrogées et de leur degré de représentativité. Le panel des sondés est-il oui ou non représentatif de la population générale?
Pour simplifier à l'extrême il est évident que si l'on interrogeait les directeurs des différentes banques sur leurs intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle de 2012, et que l'on publiait ces résultats en les présentant comme représentatif de la population française cela paraîtrait totalement ridicule, car biaisés à souhait. C'est pourtant ce que les principaux médias font tous les jours, puisque les résultats obtenus par les différents sondages (qu'ils ont souvent eux-même commandés) ne sont pas représentatifs de la population générale. Autrement dit les résultats publiés n'ont aucune valeur scientifique.
Explications.
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Les sondeurs estiment que pour obtenir un échantillon représentatif il faut environ 1000 personnes tirées au hasard. Première question, comment sont-ils recrutés? le plus souvent par téléphone et maintenant de plus en plus sur internet.
Or le problème principal est qu'il faut réussir à trouver 1000 personnes qui acceptent de répondre au sondage, autrement dit le livre nous apprend qu'il faudrait environ 13000 coups de téléphone pour obtenir 1000 réponses. Ces chiffres ne sont qu'une estimation, étant donné que les instituts de sondage n'ont aucune obligation de publier leurs méthodes et leurs résultats. Les enquêtes

téléphoniques se multipliant dans le domaine commercial notamment, l'immense majorité des personnes interrogées envoient paître les sondeurs, cela représente 92.5% des personnes appelées... J'en suis le parfait exemple, si un sondeur m'interrogeait par téléphone, je refuserais de répondre. Donc les résultats publiés sont en fait représentatifs de la population qui accepte de répondre aux sondeurs, et non pas de la population française, ce qui change dramatiquement la donne. Le biais est énorme. Je vous laisse imaginer ce que cela représenterait sur le plan médical, pour un nouveau traitement par exemple, si les chercheurs supprimaient 92.5% de leurs patients, ceux qui ont présenté des effets secondaires, et publiaient leurs résultats sur les 7.5% restant, ceux sur lesquels le traitement a été bénéfique. L'étude n'aurait aucune valeur, et les chercheurs seraient ridiculisés. Cela ne gêne manifestement ni les journalistes ni les instituts de sondages. Ces derniers étant des entreprises commerciales nous pouvons parfaitement comprendre pourquoi, au rythme d'un sondage par semaine pour chacun d'entre eux le pactole justifie la méthode, mais les journalistes?
Sur internet c'est encore pire puisque les sondés sont souvent rémunérés, et la disparité d'accès à internet fausse d’emblée les résultats.
Pour le raisonnement décidons de nous assoir sur ce premier biais énorme qui devrait pourtant suffire à regarder différemment les sondages, estimons qu'ils sont représentatifs de la population française. Qui recueille les données? il se trouve que se sont des travailleurs précaires, dont le contrat à durée déterminée dépend du nombre de réponses obtenues. La pression ainsi exercée sur les "sondeurs" est contraire à l'esprit scientifique puisque ces derniers peuvent être tentés de truquer les réponses afin de conserver leur poste. Deuxième biais terrible.
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Fermons encore une fois les yeux sur ce nouveau biais, et imaginons que les données sont parfaitement recueillies et que l'échantillon est représentatif de la population française. Ce ne sont pas les résultats bruts qui sont publiés, mais les résultats bruts sur lesquels les instituts de sondage appliquent un coefficient rectificateur de leur invention et dont nous ignorons tout. Les sondeurs considèrent ce coefficient comme leur secret de fabrique et cela en est bien un puisqu'ils refusent de publier l'ensemble des données, autrement dit leurs méthodes et leurs résultats complets. En effet l'argument utilisé est le suivant: la population étant trop stupide, elle considèrerait immédiatement les résultats bruts comme les seuls dignes d'intérêt, alors que bien entendu l'intelligence voudrait que seuls les résultats trafiqués de manière opaque soient valables. L'assemblée nationale voulait remédier à ce léger problème en obligeant par la loi les instituts de sondage à publier tous leurs résultats. Malheureusement cette parodie de démocratie a tourné court après un intense lobbying des sondeurs, la droite parlementaire française a jugé préférable de laisser les choses comme elles étaient.
Admettons que cela commence à faire beaucoup pour des résultats qui semblent être devenus le pivot de la politique française. Encore une fois reprenons l'analogie médicale pour juger du ridicule dans lequel nous nageons, car je la trouve très parlante. Imaginons une équipe de chercheurs qui déclarerait avoir découvert un vaccin miracle contre le Sida permettant de guérir totalement les patients atteints, mais qui refuserait de publier leurs méthodes et leurs résultats car cela serait contraire à la démocratie et à la liberté d'expression. Nous devrions donc, en plus de les rétribuer grassement, les croire sur parole puis leur attribuer le prix Nobel de médecine, de la paix, et de la démocratie (prix qu'il reste à inventer j'en conviens) sans pouvoir juger leurs travaux. Bien que ce groupe de chercheurs aurait parfaitement le droit de faire une telle déclaration, il n'en reste pas moins qu'elle serait grotesque sur le plan scientifique. Les publications scientifiques des grandes revues sont relues par un groupe de pairs de multiples fois avant d'être publiées, et avec tous les résultats permettant de les contester. Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, in n'y a pas de publication.
Comment peut-on accepter que les sondeurs auto-attribuent à leurs résultats le certificat de vérité scientifique seulement parce qu'ils manipulent des formules mathématiques?
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Nous nageons en plein délire. Malheureusement le délire ne s'arrête pas à l'imposture des résultats, puisque la plupart des journalistes et des hommes politiques, les jugent parfaitement acceptables.Cela pose de nombreuses questions. Soit ils ignorent tout de la fabrication des sondages, soit ils le savent et manipulent sciemment l'opinion. Dans les deux cas la négligence est très grave, notamment pour les journalistes qui s'apparentent soit à des pigeons qui répètent n'importe quel chiffre à partir du moment où on leur dit qu'ils sont valables, soit à des manipulateurs.
Ceci représente la deuxième partie de la "quadrature du cercle des sondages", à savoir l'influence prise par des résultats qui, nous l'avons vu, sont complètement inutiles en réalité car ininterprétables. Quelle illustration monumentale de la paresse intellectuelle de ce petit monde qui raisonne en cercle fermé. A défaut d'espérer que ceux qui produisent l'information lisent tous ce livre et changent d'avis en navigant régulièrement sur ce site http://www.observatoire-des-sondages.org/, espérons que les citoyens en soient eux-mêmes convaincus et qu'ils voteront en fonction des idées défendues par les candidats sans regarder leur place dans les sondages, autrement dit qu'ils ne voteront pas "utile" sur la base de chiffres qui n'ont aucun sens. Ce livre peut les y aider, pour ce qui est de l'influence des sondages sur le champ politique c'est une autre histoire.
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