Après la lecture du dernier livre de Jean-Pierre Chevènement, sortir la France de l'impasse, une constatation saute aux yeux, le Front de Gauche n'est pas mentionné une seule fois dans son analyse politique. Voilà qui est curieux, Chevènement ne considère pas le Front de Gauche comme un acteur politique, pourtant les idées défendues par les deux formations sont proches.
Si les querelles d'égo ne sont jamais absentes en politique, n'oublions pas qu'elles ne sont qu'une partie de la politique, malheureusement montée en épingle par les médias. Il y a presque toujours des différences programmatiques derrière les luttes de pouvoir. L'explication qui voudrait que l'attitude de Chevènement soit uniquement dictée par une détestation personnelle de Mélenchon doit donc être écartée d'emblée.
Un anti-communisme viscéral de Chevènement est aussi improbable étant donné son rôle lors du congre d'Epinay en 71 pour soutenir le programme commun incluant socialistes et communistes.
Il nous reste donc à essayer de repérer des différences idéologiques qui expliqueraient que Chevènement snobe ainsi le Front de Gauche.
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Tout d'abord il y a de nombreuses similitudes. Une même volonté de changement avec la reprise en main politique de la destinée du pays, un rejet du libre-échange généralisé donc du traité de Lisbonne, enclencher la refonte du projet européen, un républicanisme intransigeant, une laïcité stricte, une certaine idée du rôle de la France, un même patriotisme, la confiance dans la planification étatique de grands programmes à l'échelle nationale et européenne, la volonté de réindustrialiser la France, l'attachement aux services publics, l'intégration par l'école et la république.
Cependant après une lecture du programme de salut public du MRC, du programme partagé du Front de Gauche et du dernier livre de Chevènement, il me semble pouvoir dégager des points de divergence.
1- Le premier est à mon sens le plus grave car il reflète une divergence d'analyse entre les deux formations. Il s'agit de la question démocratique et institutionnelle. En effet pour le Front de Gauche il est urgent de rétablir la souveraineté populaire en convoquant une constituante, pour fonder la VI ème république. Cette même logique démocratique se retrouve dans le projet européen proposé par le Front de Gauche. En revanche pour le MRC, même s'il déplore le bafouement de la démocratie, la question institutionnelle n'est pas une priorité. Et la refonte de l'union monétaire doit se faire entre ministres des finances de la zone euro. Autrement dit Chevènement n'entend pas remettre en question les institutions de la Vème république, ni refonder le projet européen sur la base d'une large consultation populaire.
En revanche les deux formations proposent de supprimer l'indépendance de la BCE et de redéfinir ses missions vers l'emploi et la croissance et non uniquement dans la lutte contre l'inflation (c'est ce que Chevènement nomme son Plan A). Le plan B, si le plan A ne peut être appliqué, consiste en la formation d'une monnaie commune à la place de la monnaie unique dans un nouveau système monétaire européen, qui permettrait des variations de change entre les monnaies dans des proportions définies à l'avance. Dans les deux "plans" cela nécessite une stricte régulation des flux de capitaux, donc une sortie du traité de Lisbonne. Ces deux stratégies sont aussi abordées par Jacques Généreux dans son livre "nous on peut".
2- La question nucléaire est reliée à celle de la démocratie, car le MRC n'entend pas proposer de réferendum sur le sujet contrairement au Front de Gauche. Pour le MRC le choix énergétique de la France ne sera pas mis en débat, le nucléaire étant une filière d'excellence française.
3- Chevènement insiste plusieurs fois sur ce qu'il appelle le "sans-papierisme". Rappelons que le Front de Gauche milite pour une régularisation de tous les sans-papier. Si Chevènement refuse cette régularisation, il reste flou sur le traitement qu'il réserve à ces personnes. Il dit vouloir combattre l'immigration clandestine, faut-il comprendre une reconduite à la frontière de tous les sans-papier?
4- Le programme de Chevènement sur le plan économique diffère par sa beaucoup plus grande modération. S'il n'exclut pas les nationalisations et une régulation des marchés financiers, il ne dit rien de la précarité, du SMIC, d'un pôle financier public pour reprendre le contrôle du crédit. Par contre la renationalisation de la dette publique est soutenue par les deux projets tout comme la refonte de l'impôt pour que celui-ci devienne réellement progressif. En revanche pas de revenu maximum ni d'augmentation de la taxation du capital pour le MRC. De même les niches fiscales ne sont pas abordées.
On pourrait dire que les grands axes programmatiques sont proches, mais que la question démocratique est abordée de manière plus large dans le programme du Front de Gauche et que d'une certaine manière cela amène naturellement ce dernier à une plus grande radicalité dans sa volonté de transformer la société. Pas de remise en question de la croissance chez Chevènement par exemple. Cela dit le projet du MRC semble un peu inconsistant, avec ses 40 mesures, il paraît être un peu maigre comparé à l'ambition de son président d'honneur. On dirait plutôt une tentative d'intimidation à l'encontre du PS, car même s'il martèle qu'aucune alternative n'existe en dehors de lui, se présenter en 2012 semblerait complètement à rebours de la volonté d'unité qui règne à gauche en ce moment.
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Si des différences existent elles ne justifient pas une telle indifférence, elles devraient plutôt être propices au débat.
Mais l'attitude de Chevènement reste énigmatique, alors qu'il a soutenu Montebourg durant les primaires, il ignore superbement le Front de Gauche, qui compte pourtant de nombreux anciens chevènementistes. Sa place devrait être dans ce rassemblement, mais pour une raison inconnue il refuse de le considérer comme un acteur politique. Cette attitude curieuse l'empêche du même coup de s'expliquer sur les motifs de ce rejet. Puisqu'il veut faire "bouger les lignes", qu'est ce qui rebute à ce point Chevènement dans le Front de Gauche, pour qu'il évite un débat argumenté?
