Le dernier livre de l'inclassable Jean-François Kahn, La catastrophe du 6 mai 2012, recouvre (comme souvent avec lui) aussi bien des réflexions extrêmement intéressantes que des raccourcis surprenants. Analyse et débat.
ANALYSE.
Dans son style flamboyant, nous comprenons que Jean-François Kahn a manifestement peu apprécié le niveau intellectuel global de la campagne présidentielle. Selon lui Hollande a été élu par rejet de Sarkozy sans adhésion à son projet, d'autant que le socialiste n'en a proposé en réalité aucun.
1- La première idée phare du livre, invérifiable par nature, mais que je serais tenté d'approuver est que le relatif bon score de Sarkozy serait dû à l'extrémisation de son discours. Étant totalement décrédibilisé, une campagne de droite "classique" aurait abouti a un désastre électoral pour l'UMP, et le score honnête obtenu par Sarkozy grâce à ces thèmes, malgré toutes les casseroles qu'il traînait, serait la conséquence de ce choix. Ce faisant il a ouvert la brèche qui provoquera l'explosion de l'UMP, aboutissant à terme à la victoire de ces idées, habituellement défendue par l'extrême-droite, appelées à devenir majoritaire rapidement. La droite aurait gagné sur le plan intellectuel mais perdu dans les urnes, préparant en cela sa future victoire, et vice-versa pour les gauches.
Jean-François Kahn est donc à la fois énervé et légitimement très inquiet, cela se ressent.
2- La deuxième idée phare, récurrente chez Kahn, est de promouvoir une convergence créatrice libérée du carcan droite/gauche. La campagne a été ratée par tous les candidats bien qu'il semble quand même que Bayrou et Mélenchon soient les deux à s'être distingués à ces yeux. S'il accable littéralement Hollande et Sarkozy, il reproche à Bayrou une lucidité sans dynamisme et à Mélenchon un dynamisme sans lucidité, l'alliance des deux étant nécessaire à provoquer les fameuses convergences. Concernant Mélenchon, s'il reconnaît qu'il refuse le néolibéralisme, il lui reproche de vouloir relancer à tout va, d'ignorer l'austérité et les déficits, aboutissant à creuser inexorablement ces derniers. Il estime également qu'il est un "immigrationniste" inconscient, ne voyant pas le risque d'exploitation encouru par cette population avec une politque non répressive et une régularisation massive. Il pense également que la valeur travail aurait été abandonnée par la gauche à Sarkozy.
Pour aboutir à ces convergences créatrices il rappelle les moments de l'histoire où ces dernières ont eu lieu, notamment 1788 et 1944, les élites s'étant assemblées, toutes sensibilités confondues, pour mettre sur pied un véritable projet progressiste. Il appelle donc à la répétition de ces évènements, puisqu'un tel projet est potentiellement majoritaire dans la population.
3- Troisième et dernière idée phare, les élections sont devenues l'équivalent d'une guerre. Le but n'étant plus débattre, d'élaborer, mais bel et bien d'éliminer l'adversaire, la rhétorique utilisée dans les discours politiques lui serve d'illustration. Les arguments n'ont plus d'importance, seule l'efficacité de la propagande l'est.
Je trouve cette analyse très originale, et parfaitement cohérente, je ne me l'étais jamais formulée ainsi, mais l'analogie est bonne, nos élections sont devenues d'une violence extrême, reflétant à merveille l'état des rapports sociaux dans notre pays.
DÉBAT.
Pour éviter une longueur excessive, je me concentrerai principalement sur la deuxième idée phare, étant donné que je suis globalement en accord avec les deux autres.
On peut immédiatement accorder à Kahn une bonne foi dans son discours, en effet il n'a pas varié au fil de ses livres, cette idée de convergences reste son noble horizon. Il avait d’ailleurs lancé dans ce but son propre "club", le CRREA (centre de réflexions et de recherche pour l'élaboration d'alternatives) en 2009, qui après quelques réunions publiques prometteuses semble avoir totalement disparu des écrans radars.
Il voudrait donc que nos représentants politiques, dans une sorte de prise de conscience générale, proposent un front commun reposant sur trois piliers: résoudre (la crise de la dette publique), révolutionner (placer l'humain au cœur du système et non l'argent), sécuriser la population (par la république contre la loi de la jungle). Il prend appui pour cela sur les exemples historiques de 1788 et surtout 1944, lorsque le programme du conseil national de la résistance (CNR) avait été accepté par toutes les familles politiques de la droite aux communistes. Selon moi cette espérance est vaine, tout simplement parce qu'il oublie un facteur essentiel. Dans les deux cas cités, surtout en 44, les partis politiques n'ont nullement proposé d'eux-mêmes une telle convergence qui aurait ensuite été acceptée par le peuple. C'est bien la pression de celui-ci qui était révolté et en armes dans les deux cas, donc prêt à en découdre, qui ont obligé les partis politiques à s'accorder sur un programme progressiste. Autrement dit c'est le rapport de force entre le peuple et l'oligarchie du moment qui provoque la convergence, et incite à lâcher du lest ou pas. Pour revenir aux 60 dernières années, il aura fallu la guerre la plus meurtrière de l'histoire, associée à une compromission patente du grand capital des années 40 confirmant ainsi que les profits n'ont pas de moralité, un pays ruiné avec son peuple en larmes et en armes, et une URSS menaçante pour arriver à enfin proposer une alternative. Notons également que se sont les partis de droite sous pression qui ont été forcés de s'aligner sur un programme de gauche, car en relisant le programmes les jours heureux du CNR, on est étonné de sa proximité avec celui du Front de gauche. Ce programme a été grignoté doucement au fur et à mesure que le peuple se calmait et que l'URSS sombrait, aboutissant à un déséquilibre complet à partir des années 80 en faveur des détenteurs de capitaux (étonnamment au moment où les socialistes ont enfin pris le pouvoir, renvoyant à la situation actuelle). Cette domination n'a fait que s'aggraver depuis.
Je me situe donc dans une optique quelque peu marxiste, où la lutte des classes moderne joue un rôle majeur dans l'offre politique du moment. Je pense que Kahn voudrait que les puissants utilisent les exemples historiques pour que, justement, nous puissions éviter les drames et proposer enfin l'alternative à temps, et non pas trop tard cette fois-ci. Cependant c'est ignorer à mon avis la logique du pouvoir ainsi que la profondeur de la main-mise de l'oligarchie sur les leviers de notre système. Et c'est justement dans le même but (éviter une catastrophe et proposer une alternative) que la stratégie de révolution citoyenne du Front de gauche, dans laquelle je me situe pleinement, a été élaborée. Connaissant les exemples historiques, nous pensons que seule une implication populaire massive peut faire bouger les lignes, et utilisant l'histoire comme argument nous appelons à ce que cette prise de conscience se fasse par les urnes, et non par la violence.
Je pense qu'au fond Jean-François Kahn devrait être en accord le Front de gauche, ou au moins un soutien, car il est curieux d'attendre que ceux qui ont construit, validé, adoubé ce système propose tout d'un coup de le transformer sans qu'ils y soient forcés (espérons que cela soit par les urnes).
Son analyse du "programme" qu'il fait porter à Mélenchon est d'une superficialité étonnante de la part de cet esprit brillant. En effet il reprend exactement les mêmes arguments que la presse a en général utilisés durant la campagne, médias qu'il se plaît pourtant à critiquer sévèrement pour leur manque d'analyse justement. Je comprends que pour la facilité de son exposé il caricature la position des autres pour mettre en valeur son propre positionnement, mais là il va trop loin, car cela laisse penser qu'il n'a pas lu le programme du Front de gauche. Cela nuit à la crédibilité de l'ensemble de son exposé.
Concernant le supposé manque de rigueur budgétaire, il faut prendre l'ensemble du programme économique de l'humain d'abord, si la relance y a toute sa place, Kahn aurait dû aussi préciser que le Front de gauche propose d'annuler une partie de la dette après un audit citoyen. Car cette partie est considérée comme illégitime (transfert de la richesse nationale vers les plus riches, sauvetage des profits bancaires...), et de ce fait les intérêts qui pèsent sur les comptes de la nation n'ont pas à être assurés par les contribuables. Il y a d'autres angles d'attaque de la dette dans le programme que je ne vais pas décliner ici, d'une certaine manière le Front de gauche proposait la réduction la plus drastique de la dette mais par d'autres moyens, que l'on peut contester bien sûr, que ceux habituellement défendus. Le problème était donc bien pris dans son ensemble contrairement à ce qu'affirme Kahn qui semble avoir extrait une mesure hors du nouveau cadre proposé par le Front de gauche, ce qui ne rime à rien de sérieux..
Concernant l'immigration c'est presque incroyable, il reprend les arguments du FN. L'immigration est un phénomène complexe, qui en réalité est un problème agricole au départ. Ce problème débute dans les pays massivement exportateurs (dont l'UE et donc la France au premier chef) inondant le marché africain (puisque le "problème" viendrait de ce continent en particulier), mais du sud en général, de denrées subventionnées produites dans des conditions environnementales et sociales désastreuses. Les conséquences pour nos pays sont catastrophiques: pollution, érosion massive des sols arables, perte de la biodiversité, nourriture de qualité exécrable entraînant de nombreuses maladies, dépression de la majorité des agriculteurs ne pouvant vivre correctement de leur travail pourtant énorme, prise en otage de ces derniers par l'industrie agrochimique et semencière, chômage de masse car l'augmentation de la productivité par actif a été telle que le nombre d'agriculteur a fondu tandis que la taille des exploitation explosait, la masse de ces ex-agriculteurs ne pouvant être absorbée par le travail fournit participant ainsi à l'augmentation du chômage.
Les conséquences pour les pays victimes de ces exportations déloyales sont plus terribles encore: perte de l'agriculture vivrière devenant non rentable par rapport à l'agriculture du nord subventionnée entraînant des famines, la ruine des petits paysans et une sous-alimentation chronique, adoption dans certains cas des "techniques" agricoles du nord provoquant les mêmes dégâts environnementaux pour le plus grand profit des mêmes multinationales, paysans ruinés migrant massivement vers la ville qui est incapable de leur fournir du travail, les poussant donc à s'entasser dans d'immenses bidons-ville puis pour une minorité la tentation de l'émigration illégale au péril de leur vie.
C'est donc la misère que nous avons nous même créée qui est ensuite responsable de l'immigration illégale en Europe sur lesquels surfent ensuite la droite et l'extrême droite avec un cynisme et un silence médiatique qui dépassent l'entendement.
Or à ma connaissance il n'y a que deux formations politiques à vocation gouvrenementale en France qui abordent ces causes profondes de l'immigration et proposent donc une solution au problème: le Front de gauche et Europe-écologie. D'autant qu'il faut savoir que des techniques productives et respectueuses de l'environnement existent et sont disponibles pour les deux hémisphères (voir le dernier livre de Marc Dufumier Famine au sud, malbouffe au nord :
Comment le bio peut nous sauver), seule manque la volonté politique de ceux qui sont aux commandes.
Il est encore plus surprenant de lire Kahn qui pense que le Front de gauche livre pieds et points liés les travailleurs immigrés au patronat. C'est fou, alors que le Front de gauche a soutenu profondément la grève des sans-papier, la régularisation est la première étape pour la défense des droits du travail de ces gens. Le fond du programme du Front de gauche est bien de faire basculer le rapport de force en faveur du travail au détriment du capital, cela profiterait à tous les travailleurs, d'origine immigrée ou pas, mais pour cela il faut d'abord être en situation régulière. C'est aussi en cela que la première chose à faire pour que le travail redevienne une fierté, c'est de pouvoir en vivre décemment sans être exploité, il faut donc augmenter les salaires, et abolir les contrats précaires. Encore une fois ceux qui protègent réellement la valeur travail ne sont pas ceux qui le proclament sur tous les toits médiatiques, mais ceux qui agissent sur les fondements de cette valeur, il est curieux que Kahn ait pu se laisser enfumer de la sorte.
Dès lors je trouve Kahn un peu gonflé de faire de tels raccourcis sur le programme du Front de gauche, basculant ainsi dans les mêmes erreurs que la presse dominante, et ne favorisant pas le débat qu'il appelle pourtant de ses vœux. Pour qu'il y ait débat il faut de la rigueur, afin de faire des critiques constructives et non des arguments chocs mais faux pour soutenir la thèse d'un livre, intéressant par ailleurs, risquant ainsi de sombrer dans ce qu'il dénonce: la guerre politique.
Finalement Kahn (et Marianne aussi d'ailleurs) ne soutient pas le Front de gauche car ce dernier se réclame ouvertement de la gauche ce qui est incompatible avec sa volonté de "transcender les clivages", alors que ce parti est celui qui me semble le plus proche de ses convictions. Pour être parfaitement cohérent, puisque aucune stratégie ne lui convient, il ne lui reste qu'une solution: créer son propre parti politique.