Si une certaine abstention tente de se justifier derrière des valeurs nobles dont serait dépourvue la classe politique actuelle, elle me semble reposer avant tout sur une erreur de stratégie politique de long terme allant à l'encontre des valeurs justement défendues.
Une part des abstentionnistes ne s'abstient pas par conviction mais par exclusion du jeu politique ou carrément par exclusion sociale tout court, et sans justification théorique. Ceux-là ne concernent pas directement mon propos. En revanche une partie des abstentionnistes trouvent leur justification dans une posture morale, la classe politique serait entièrement corrompue et aurait oublié l'intérêt général, les élections ne seraient qu'une pantomime, et y participer serait une preuve de naïveté car en votant nous validons implicitement cette farce. C'est le fameux « élections piège à cons ».
Si la détestation de la majeure partie de la classe politique peut se comprendre, surtout lorsque l'on voit la campagne des deux « principaux » candidats s'apparentant plus à une tournée de chanteur populaire distribuant autographes et photos qu'à une campagne politique, le renoncement au droit de vote au nom d'une grande compréhension du système électoral me semble une erreur tragique. Refusant la dénonciation morale qui consiste à juger en bien ou en mal le fait de voter ou non étant donner que nos ancêtres se sont battus pour obtenir ce droit, cela m'amène à deux points.
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Le premier concerne « l'offre politique ». Ceux qui s'abstiennent volontairement le font car ils ne s'estiment pas représentés dans tout le panel des candidats, et bien souvent ils estiment en même temps que le système électoral n'est pas bon ce qui revient à dire que les institutions ne sont pas suffisamment démocratiques puisque leur vote serait de toute façon instrumentalisé. Le chemin dans lequel la société est engagée les révulse et les écœure. Au nom de valeurs morales et intellectuelles qu'ils jugent supérieures ils refusent de voter.
Cet argument oublie le fait que d'autres citoyens n'ont pas autant de scrupules, et que même si l'abstention se situait au dessus de 50% rien n'empêche le vote d'être validé institutionnellement. Car ceux qui ont de gros intérêts votent, et dans le sens qui leur convient, ce qui revient à laisser le pouvoir entre les mains de ceux que l'on estime responsable du chemin emprunté. En d'autres termes cela permet à un système que l'on condamne de perdurer grâce à la légitimité démocratique, et paradoxalement au nom d'un rejet total de ce même système. Cette décision est en fait un renoncement qui ne dit pas son nom.
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Le deuxième point concerne la finalité de l'abstention. Quel est le but si le système exécré se reproduit de génération en génération, et en grignotant un peu plus à chaque élection le peu de démocratie qu'il contenait?
Serait-ce la stratégie de la « terre brûlée »? celle-ci consistant à laisser les pires élus gouverner, c'est à dire l'extrême droite ou une droite extrémisante, jusqu'à ce que le système s'effondre de l'intérieur révélant ainsi aux yeux de tous la justesse de la position des abstentionnistes. Rappelons que cette stratégie est celle de l'extrême droite, notamment en 1940 lorsqu’elle choisit de faire alliance avec le nazisme pour prendre le pouvoir. La fin justifiant les moyens.
Ou bien les abstentionnistes seraient dans l'attente d'un soulèvement populaire qui emporterait le système électoral avec lui. Pourtant le NPA et avant lui la LCR partisans du « grand soir » faisait partie de l'offre politique à chaque élection, or ce parti n'a jamais était capable de mobiliser les abstentionnistes en masse. Le point mort de cette stratégie est de savoir à partir de quel niveau de dégradation du climat social la réaction populaire surviendra, et donc combien de temps va t-il falloir attendre? en sachant que certaines améliorations à la marge permettent de soutenir le système et de faire reculer d’autant insurrection salvatrice.
On peut aussi se demander si des personnes à ce point déconnectées qu’elles ne se déplacent même plus pour voter, seront capables de se mobiliser le moment venu, si les conditions finissent enfin par advenir.
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Finalement même si le dégoût envers la politique, ou plutôt ce qu’elle est devenue, est bien compréhensible l’abstention ne permet pas d’y remédier. Dans le meilleur des cas elle donne au système actuel la possibilité de perdurer avec des améliorations homéopathiques retardant sa chute, dans le pire des cas l’abstention laisse le pouvoir aux ennemis de la démocratie, transformant le système en oligarchie qui paradoxalement renvoie les citoyens vers l’abstention qui en retour adoubent les oligarques en place. Nous sommes dans un cercle vicieux. La seule justification cohérente de l’abstention serait d’y ajouter un militantisme actif pouvant aller jusqu’à la création d’un nouveau parti, si d’aventure vraiment aucun parti actuel n’etait représentatif des idées de l’abstentionniste. Malheureusement il s’agit bien souvent d’un renoncement ne faisant plus appel au raisonnement, sans aucune justification stratégique autre que celle d’un désarroi et d’un refus du système en place ne trouvant pas de débouché politique. D’où l’intérêt que les abstentionnistes devraient porter aux nouvelles formations politiques, en surmontant leur méfiance bien légitime. Car dans le cas contraire ils prennent le risque de se voir totalement exclus du champs politique et social, en laissant à d'autres électeurs moins scrupuleux le soin de leur imposer un système qu'ils réprouvent et qui paradoxalement semble justifier leur positionnement électoral.