L'affaire Woerth aura au moins eu le mérite de nous rappeler la puissance de la presse lorsqu'elle défend une cause qui (lui) semble juste. Cependant il m'apparaît que la manière dont le sujet est globalement traité occulte le problème numéro un de notre société : nos institutions adémocratiques.
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La couverture médiatique, et notamment audio-visuelle, de l'affaire Woerth me semble lourdement insister sur le rôle des personnalités impliquées, et tend ainsi à laisser croire que nous serions actuellement gouvernés par des "méchants" et qu'il suffirait de les remplacer par des "gentils" pour que tout rentre dans l'ordre. Le problème institutionnel est passé sous silence, sauf encore une fois dans certaines niches médiatiques, toujours les mêmes: Médiapart (notamment sous la plume d'E.Plenel), le monde diplomatique...
Et pourtant le coeur du problème est là, les citoyens ne pouvant exercer le moindre contrôle sur leurs élus, sont condamnés à attendre la prochaine élection avec comme argument principal la menace de ne pas revoter pour eux, c'est à dire attendre encore 2ans et demi. Les élus n'ont pas de compte à rendre, pas vu pas pris, ou plutôt vu mais jamais pris. Ce problème est intrinsèque à la 5ème république, pas à N.Sarkozy.
Je pense ne pas avoir à beaucoup développer pour démontrer la manière dont nos institutions évince le peuple de l'exercice effectif du pouvoir. L'impuissance ressentie par le citoyen lambda depuis des années devant la médiocrité politique, le poussant au bout du compte à l'abstention, associée à la parodie démocratique que représente notre parlement (piétinable et contournable à souhait) suffit à comprendre cette mascarade dans laquelle nous sommes englués.
Est-il normal, dans une démocratie du XXI siècle, que la seule façon de se faire entendre de ceux censés nous représenter soit de descendre en masse dans la rue, de perdre une journée de travail? Ce n'est pas un plaisir de manifester, c'est simplement la seule arme réellement démocratique que nous ayons entre nos mains. Nous avons effectivement le droit, acquis de haute lutte, de pouvoir faire grève sans se faire taper dessus par les forces de l'ordre. N'y aurait-il pas d'autres solutions institutionnelles pour nous permettre de nous exprimer?
Il est évident que oui, mais pour le moment, force est de constater que nous sommes dans une démocratie de la rue, où cette dernière peut être bien plus efficace qu'un bulletin de vote. Curieux pour une démocratie.
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Mais alors si le problème institutionnel est une telle évidence, pourquoi la presse de masse, notamment la télévision, ne s'en empare-t-elle pas?
Des affaires Woeth à répétition ne sont possibles que dans une société sans contrôle démocratique. Mais cette affaire Woerth, en particulier, destabilise le pouvoir car les médias (dont certains plus que d'autres ont forcé le destin) en ont fait leurs unes, ont placé le sujet au coeur de l'actualité, bref l'ont rendu incontournable.
Pourquoi défendre la démocratie réelle ne pourrait-elle pas faire l'unanimité, à l'instar de cette affaire?
Plusieurs hypothèses peuvent commencer à expliquer ce silence sur le lien de cause à effet et donc sur les remèdes à apporter.
1- Les journalistes ne percevraient pas ce manque de démocratie, leur corporation étant puissante ils ne ressentiraient pas la frustration des citoyens ordinaires. Ils auraient ainsi l'illusion de pouvoir peser sur les évènements.
2- Les journalistes estimeraient majoritairement que le peuple ne serait pas capable de gouverner par lui-même. Ceci expliquerait que cette non-démocratie leurs convienne puisque l'exercice du pouvoir doit revenir à une oligarchie, une élite, seule capable de diriger le troupeau égaré. N'étant pas troublés et trouvant cette situation "normale", ils ne jugent pas nécessaire d'officialiser ce secret de polichinelle. En cela le champs journalistique épouserait la vision des classes dominantes.
3- L'état démocratique est, comme dans la 2ème hypothèse, parfaitement intégré par la majorité des journalistes mais en parler ouvertement serait considéré comme une trahison de la ligne journalistique prétendument neutre. Cela sortirait des compétences du journalisme, et ouvrir ouvertement ce débat serait considéré comme un acte militant donc politique, chose inacceptable pour un journaliste. En effet ces derniers sont les seuls êtres humains capables de s'extraire de leur condition humaine, leur permettant ainsi d'écrire des articles ou d'animer des débats sans aucune influence exercée par leur culture, leur pensée, leur parti pris politique, ou par aucune autre composante psychique.
Il est intéressant de noter qu'occulter certains sujets, notamment institutionnels, revient à effectuer un acte tout autant politique que de les critiquer ouvertement. Puisque ne rien dire, ou refuser de faire le lien entre des décisions économiques et sociales par exemple et l'impossibilité institutionnelle de s'y opposer, équivaut plus ou moins à accepter tacitement le caractère immuable de la constitution. Finalement cet état de fait entretient l'immobilisme, et fait perdurer une société inégalitaire sous couvert de ne pas vouloir prendre un parti considéré comme politique. C'est donc bien un acte politique, mais contraire à l'intérêt de la plupart des lecteurs/auditeurs concernés, donc source d'une certaine suspicion politico-médiatique.
Pourtant, si à l'image de l'affaire Woerth, tous les médias se mettaient à faire la une sur le manque de démocratie, automatiquement les partis politiques "étrangement" muets à ce sujet (UMP, PS) se verraient obliger de le noter à leur ordre du jour. En effet un homme politique digne de ce nom se doit de réagir à ce qu'il se dit dans les journaux, et vice-versa.
Pourtant si le sujet n'est pas jugé digne d'intérêt par les citoyens, même si médias et politiques marchent de concert, le système tourne en vase clos et se termine en fiasco (exemple avec le TCE ou le débat sur l'identité nationale). Autrement dit les médias ne sont vraiment puissants qu'avec l'appui populaire, à ce moment ils agissent comme une courroie de transmission indispensable à l'amplification du mouvement,.dont le peuple serait le moteur. Les priorités ne peuvent être dictées par le champs médiatique seul. On peut trouver là une des raisons du désamour subit par la presse en général. Mais force est de constater que lorsque le peuple suit, le pouvoir médiatique devient énorme (affaire Woerth). Ce pouvoir exorbitant n'est possible que parce que les institutions ne permettent pas au peuple de s'exprimer par voie "citoyenne". Les médias prennent dans certains cas la place laissée vacante par nos institutions, et lorsqu'elle ne le fait pas elle laisse un vide tout court, dans lequel viennent s'engouffrer l'abstention et la résignation. Ce qui m'amène à une autre hypothèse.
4- Le manque de démocratie confère aux médias, lorsque certaines circonstances sont réunies, une puissance qu'ils n'auraient pas dans une vraie démocratie. Une presse libre serait bien entendu indispensable dans ce dernier cas, mais les journalistes perdraient ce statut de justicier qu'ils peuvent parfois arborer actuellement, leur assurant un statut social très important (le 4ème pouvoir). En d'autres termes ils ont tout intérêt (logique de classe) à ne pas mettre sur le tapis un sujet qui risquerait de mettre en péril ce pouvoir.
5- Les détenteurs de chaînes ou de journaux, privés ou publics (par l'intermédiaire du président de la république), et leurs exécuteurs directs dans les rédactions pourraient ne pas apprécier outre mesure un excès de zèle démocratique, qui là encore pourrait amener à remettre en question leurs privilèges. Cette pression réelle ou supposée pesant sur les journalistes, agirait comme un frein à l'expression de certains faits au profit d'autres moins "systémiques", évitant ainsi un potentiel conflit.
6- La démocratie serait considérée comme un sujet de moindre importance, et les informations la concernant ne sont pas sélectionnées au profit d'informations jugées d'un intérêt supérieur, ou jugées davantage en rapport avec les attentes du citoyen (la tenue vestimentaire de F.Fillon ou les frasques du couple présidentiel par exemple).
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Il est fort probable que toutes ces hypothèses soient intriquées à des degrés divers chez chaque journaliste, sans oublier toutes celles auxquelles je n'ai pas pensé. Pourtant le discrédit des journalistes peut sans doute trouver un début d'explication ici, et le monde médiatique ne peut ignorer le rejet qui est le sien dans la société actuelle. Ce dernier est (presque)systématiquement perçu comme transmetteur de l'idéologie dominante, sauf que cette fausse objectivité que confère la profession permet de prétendre se détacher de toute idéologie politique sous-jacente. Ainsi le citoyen acquiert la perpétuelle impression qu'on le prend pour un imbécile.
La rue étant notre seule arme, espérons qu'elle nous évitera ce commentaire de Jean-marie Colombani (transposable à la réforme en cours sur les retraites en cas d'échec du mouvement social), à une heure de grande écoute le matin sur France-inter, sans qu'aucun des journalistes présents ne jugent nécessaire de réagir (donnant l'illusion, encore une fois, d'un accord tacite), étant donné la force de l'argument d'évidence : "N.Sarkozy a fait adopter le traité de Lisbonne, et c'est tant mieux.". Si c'est un journaliste qui le dit...