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Un autre monde de Stéphane Brizé achève une trilogie sur le monde du travail débutée en 2015 avec La loi du marché, où un quinquagénaire au chômage acceptait après moult humiliations un poste de vigile dans un supermarché ; puis en 2018 avec En guerre où un syndicaliste se battait pour sauver son usine de la fermeture. Dans chacun de ses films, un même acteur, qui prend visiblement beaucoup de plaisir à interpréter les rôles confiés et c’est bien normal car cet acteur c’est Vincent Lindon. Philippe Lemesle – c’est son nom - endosse, au sens propre comme au sens figuré, le costume d’un dirigeant d’entreprise industrielle appartenant à un grand groupe dont le siège est à New York, qui lui demande d’appliquer les consignes inapplicables d’une direction générale déconnectée du réel. Coincé entre la loyauté réclamée par son poste, et la colère légitime des ouvriers, Philippe Lemesle se voit obligé de mentir aux syndicats, à ses collègues dirigeants, à l’impassible directrice du pôle France Cécile Bonney-Guérin (Marie Drucker, impeccable). Comme si cela ne suffisait pas, Philippe Lemesle doit dans le même temps faire face au champ de ruine de sa vie personnelle et familiale, sa femme Anne (Sandrine Kiberlain) demandant le divorce après beaucoup (trop) d’années de sacrifices pour son mari. Leur fils étudiant, Lucas (Anthony Bajon, extrêmement touchant), sombre dans une sorte de folie inexpliquée.
La patte de Brizé
Dans chacun des films de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon (coproducteur pour Un autre monde), l’acteur endosse les rôles avec le professionnalisme qu’on lui connaît : chômeur puis vigile dans La loi du marché, syndicaliste dans En guerre ou patron dans Un autre monde, on dirait que Lindon a déjà été ces rôles-là dans la vraie vie. Ici, en conflit moral, aux états d’âmes déchirants, il essaie de surnager dans l’ambiance cruelle et violente de rapports sociaux dont on ne connait que trop bien les ressorts, et pour cause : nous sommes quasiment dans le documentaire, et l’entourage de Vincent Lindon dans le film de Stéphane Brizé – des acteurs non professionnels pour jouer les autres cadres et les ouvriers de l’usine – renforcent l’aspect de réalité qui plane tout le long du film.

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Dans de longs plans séquences, au cadrage resserré autour des personnages comme pour mieux souligner la pression sociale et familiale qui l’étrangle, Philippe Lemesle se débat comme un fauve pour tenter de trouver un chemin au milieu de situations que personne n’aimerait vivre à sa place. Ses états d’âmes le conduisent à écouter, in fine, une petite voix intérieure lui murmurant que cette fois-ci, le curseur est peut-être placé un peu trop loin pour lui, qu’il est sans doute enfin temps de sortir la tête de l’étau mortifère dans lequel, patiemment, jour après jour, il a enfermé sa vie, sa personnalité, sa femme, ses enfants.
On le sait, le capitalisme financier est une machine à broyer, à briser les hommes y compris ses propres cadres pour satisfaire la recherche de la rentabilité actionnariale. Stéphane Brizé pousse au plus loin possible la machine infernale, dans un film en tous points réussi où chaque spectateur pourra puiser, ainsi que dans les deux précédents opus, une connaissance plus aiguë des maux d’une société qui a depuis longtemps perdu le sens commun et, osons l'écrire, gagnerait à amorcer un changement radical.
F.S.
Un autre monde, de Stéphane Brizé et Olivier Gorce (scénario), avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon. 1h36. En salle depuis le 16 février.