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Poète inconnu de province, ouvrier dans l’imprimerie familiale, Lucien Chardon – né de Rubempré par sa mère – rêve d’un autre destin. Il veut tenter sa chance à Paris, avec sa protectrice, la baronne Louise de Bargeton (Cécile de France), qui l’abandonne sitôt arrivés à la capitale, inquiète de sa réputation si l’on apprenait sa liaison avec ce roturier... Rapidement, le jeune poète imberbe et désargenté va se cogner à la dure réalité d’un Paris époque Restauration (1814-1830), où tout s’achète et tout se vend, où les réputations se font et se défont à la faveur d’articles de presse qui réécrivent l’histoire au mépris de l’information de source sûre et vérifiée (l’ancêtre des fake news : les « canards »). Benjamin Voisin (révélé dans Été 85 de François Ozon) donne à son personnage élégance, fougue, arrogance et mélancolie que n’aurait probablement pas renié Balzac, auteur du roman, dans un film de Xavier Giannoli incisif et contemporain par bien des aspects.
« Ma pauvre sœur, Paris est un étrange gouffre », songeait Lucien dans un éclair de lucidité, dans cet épisode de la Comédie humaine de Balzac. C’est dans ce gouffre que le jeune Lucien de Rubempré – dont la rumeur ne tarde pas faire remonter à la surface l’usurpation du titre – va sombrer corps et biens, malgré ses efforts pour s’intégrer dans ce Paris qui grouille de petits arrangements, d’achats d’articles élogieux – ou dans la même journée incendiaires – de critiques littéraires et de théâtre vendus au plus offrant… Rubempré, d’abord ébloui de naïveté, va vite apprendre les codes d’une aristocratie royaliste qui cherche désormais la gloire ailleurs que sur les champs de bataille de l’Empire. Les règlements de compte n’en sont pas moins saignants et fratricides. Les pièges sont tendus de toute part, Lucien dans un premier temps semble en jouer, louvoyant sa barque sur cette boue infâme avec brio et une insolente chance de débutant. Mais il va aussi faire l’amère expérience de certains rapaces qui ne désireront que sa mort sociale : la marquise d’Espard (Jeanne Balibar, qui interprète avec une visible gourmandise cette vénéneuse et diabolique marquise) ; mais aussi celui qui fut d’abord son pygmalion dans l’arène parisienne, Étienne Lousteau, journaliste corrosif et un brin désabusé (Vincent Lacoste).
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Car s’il est bien une expérience dont Rubempré va faire l’amère expérience, c’est celle de ne jamais avoir su rester à sa place : d’abord aimanté par la nouveauté et l’étincelant style du provincial, l’aristocratie parisienne et le milieu de la critique n’a d’yeux que pour lui, pour finalement le rejeter dans la fange des illusions perdues. « Toujours la même ardeur, l'avertira plus tard Étienne Lousteau (Vincent Lacoste, de loin le meilleur rôle du film de Giannoli), précipite chaque année, de la province ici, un nombre égal, pour ne pas dire croissant, d'ambitions imberbes qui s'élancent la tête haute, le cœur altier, à l'assaut de la mode (…) Mais aucun ne devine l'énigme. Tous tombent dans la fosse du malheur, dans la boue du journal, dans les marais de la librairie »...
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Faisant appel à l’un des plus beau casting du cinéma français actuel - Cécile de France, Jeanne Balibar, Gérard Depardieu, André Marcon, Louis-Do de Lencquesaing, Jean-François Stévenin (mort en juillet dernier) et même le Québécois Xavier Dolan ou la Belge Salomé Dewaels – Illusions Perdues, qui demeure une libre adaptation du réalisateur des Corps impatients (2003), de Quand j’étais chanteur (2006), de À l’origine (2009) ou de Marguerite (2015), est une illustration d’une comédie humaine dont les ficelles les plus vénales demeurent d’une brûlante actualité.
« Je pense à ceux qui doivent trouver en eux quelque chose après le désenchantement » écrit Balzac dans une de ses Correspondances, épilogue du film de Xavier Giannoli. On pourrait ajouter pour clore le propos et accompagner de Rubempré, besace sur le dos, rentrant tête basse dans sa province angoumoisine qu’il n’aurait jamais dû quitter, cette sentence de Cioran : « J’ai connu toutes les formes de déchéances, y compris le succès ».
F.S.
Illusions perdues, de Xavier Giannoli. 2h30. En salle depuis le 20 octobre.