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Billet de blog 17 janvier 2023

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La puissance sociale des enseignant.e.s à l’épreuve de l’OSTE

À la veille de la grève contre la réforme des retraites, les possibles blocages de l’économie qu’elle peut engendrer nous éclairent sur une des raisons des restructurations managériales de l’activité des enseignant.e.s : diminuer la puissance sociale de ces dernier.e.s en organisant scientifiquement leur travail.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est à Karl Marx que nous empruntons cette notion de « puissance sociale » des travailleur.ses pour la resituer au cœur de la lutte des classes et nous en servir pour établir le lien, à l’aune des précédents articles de ce blog, entre l’OSTE et le blocage de l’économie en temps de mobilisations sociales. La puissance sociale, c’est ce que les politiques néolibérales essayent de minimiser au sein des professions. Pour cela il leur faut prendre le pouvoir sur le travail.

En effet, au moment où un conflit social s’exprime par la grève, les professions qui ont une grande puissance sociale sont à même de bloquer l’économie capitaliste, d’imposer un rapport en faveur du prolétariat et déjouer les plans de la bourgeoisie. A la veille de la première grève contre la réforme des retraites proposée par le gouvernement Borne, la question de la puissance sociale des enseignant.e.s se pose. On sait au moins depuis 2020 et l’annonce du président Macron, suite à l’épidémie de COVID, de fermer les établissements scolaires, qu’une société où les écoles, collèges, lycées sont fermés est une société à l’arrêt économiquement. Le potentiel de « nuisances » à l’égard de l’économie capitaliste des professions enseignantes n’est pas à sous-estimer. Si individuellement les professeur.e.s l’ignorent, nul doute que le patronat le sait, et les journalistes de BFM traduisent cette inquiétude en titrant ce matin : « Transport – Essence -Ecole, à quoi s’attendre ? », le triptyque cauchemardesque du gouvernement. Mais si la capacité de mobilisation d’une profession dépend de sa puissance sociale, elle ne recouvre pas intégralement ce concept.

La puissance sociale

Le jeune Marx manipule volontiers la notion de « puissance de travail », à laquelle il substituera dans Le Capital le terme « force de travail ». Dans la société bourgeoise, la force de travail est la « marchandise » du travailleur et bien qu’elle ne soit que « potentielle » (au sens où elle ne se réalise que lorsque ce dernier est en activité), elle est indispensable à la production de richesse. Ainsi le patron acquiert dans l’échange la puissance de travail de celui ou celle qui reçoit un salaire. Mais les travailleur.ses possèdent quelque chose qui leur permet de négocier la valeur d’échange de leur force de travail : une expertise, un savoir-faire, que le patron n'a pas et qui est indispensable à la bonne exécution de la tâche. Le patron possède les murs de l’usine, les travailleurs ont un métier. Taylor et ses descendants l’ont bien compris : l’enjeu, c’est le pouvoir sur le travail.  

La puissance sociale n’est alors pas une notion rattachée à l’individu mais à un collectif. Celle de la classe dominante « découlant de ce qu’elle possède »[1], il faut se demander : de quoi découle la puissance sociale d’une profession, d’un collectif de travailleur.ses, d’un corps de métier ? Ou en ce qui nous concerne dans ce blog : de quoi découle la puissance sociale des professeur.e.s des écoles ?

D’une manière générale, la puissance sociale de celles et ceux qui travaillent découle du pouvoir qu’ils et elles ont sur leur travail, sur son organisation, sur ses finalités, sur son produit, sur la tâche et les outils nécessaires à son exécution. Or nous le voyons au cours des notes de ce blog, tout l’enjeu pour les politiques libérales, c’est de déposséder les professeur.e.s des écoles de leur liberté dans leur travail, de leur expertise, de leurs capacités à élaborer collectivement les ressources nécessaires pour faire « du bon travail ».

La perte du sens pour les professeur.e.s , que nous déplorons articles après articles, est tout à la fois une cause et une conséquence de cette funeste entreprise visant à prendre le pouvoir sur le travail. Marx l’écrivait ainsi « plus l'ouvrier s'extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui, devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre »[2]. Le travail contraint aliène l’individu qui se perd. Mais le travail est biface, tantôt aliéné, tantôt émancipateur lorsqu’il permet à un professionnel de se réaliser, de créer, de « porter des choses à l’existence [3]». Des enseignant.e.s libres dans une activité de travail pleine de sens acquièrent de la puissance sociale. Ainsi augmenter/diminuer l’aspect émancipateur du travail et augmenter/diminuer la puissance sociale d’une profession participent d’un même mouvement.

Prendre la main sur le travail pour diminuer la puissance d’une profession

Dans l’éducation nationale, les stratégies mises en œuvre pour déposséder les enseignant.e.s de leurs expertises sont décrites dans les notes de blog : réformes de la formation, multiplication des logiques d’évaluations, salaire différencié, protocolisation de la tâche, prégnance des « bonnes pratiques » … toutes les réformes inscrites dans les nouvelles formes de management public vont dans le même sens : diminuer l’expertise des enseignant.e.s, dévitaliser leur métier. Pour cela, il suffit à nos ministres successifs de s’inspirer des théories de Taylor. Lorsque le travail a muté - des fabriques où les métiers étaient puissants à l’usine – lorsqu’il s’est mécanisé, Taylor a repensé l’organisation horizontale et verticale du travail avec l’ambition de retirer du pouvoir aux travailleur.ses. C’est aussi l’inspiration des réformes récentes dans l’éducation nationale, puisée dans l’Organisation Scientifique du Travail.

Chez Taylor, sous couvert de rendre le travail plus efficace, plus rentable, plus compétitif, son expertise est retirée aux travailleur.ses. Dans nos écoles, sous couvert d’obtenir de meilleurs résultats aux évaluations PISA ou PIRLS, l’expertise des professeurs des écoles migre entre les mains de « conseils scientifiques » aux intentions prescriptives. La logique des économies budgétaires dénoncée par les syndicats n’est alors pas le seul moteur des réformes. Lorsque Macron propose une part variable du salaire, on peut y voir l’idée de ne surtout pas impacter le budget avec des augmentations de salaires ou, si on est attentif à la logique taylorienne, une manière de prendre le pouvoir sur le travail. Lorsque Blanquer lance l’expérimentation marseillaise, on peut y voir une manière de réaliser des économies en réservant les crédits aux seules écoles qui feront des projets validés par la hiérarchie. Mais nous savons dans ce blog que les injonctions à faire des « projets » cachent une manière pernicieuse de subordonner les enseignant.e.s aux injonctions ministérielles. Lorsque Pap N’Diaye souhaite « réformer la classe de 6ème », bien entendu qu’il faut lire dans son intention que des professeur.e.s des écoles fassent des cours d’approfondissement en 6ème une volonté d’économies budgétaires. Mais c’est ici une volonté de prescrire le travail que nous voyons d’abord lorsqu’il scande « Pratique régulière de la dictée, pratique quotidienne de la rédaction, temps hebdomadaire d’écriture, régularité du calcul mental » à l’assemblée nationale.

Lorsque les ministres successifs annoncent, la main sur le cœur, une réforme visant à lutter contre l’échec scolaire, les syndicalistes y décèlent les motifs bassement budgétaires des politiques austéritaires. C’est important. Pour notre part dans ce blog, nous y voyons l’occasion de prendre une peu plus le pouvoir sur le travail enseignant. Et à la veille d’une mobilisation cruciale contre la réforme des retraites où les professeur.e.s pourraient bloquer le pays en n’allant pas travailler, on comprend pourquoi les politiques libérales se sont données tant de mal ces 30 dernières années pour abattre un à un des pans entiers du travail enseignant: diminuer la puissance sociale de cette profession.  

Illustration 1
écoles fermées © grimo

Reprendre la main sur le travail, un enjeu dans les mobilisations sociales

Avant (ou afin) que les enseignant.e.s ne soient le moteur de la révolution sociale, avant (ou afin) qu’ils et elles ne se mettent à bloquer massivement l’économie en s’engageant dans une grève illimitée pour défendre leurs retraites, il leur faudra être confortablement assis dans leurs métiers, avoir la conscience de partager une même profession avec d’autres, sans qui les écoles ne peuvent pas tourner. De la capacité des professeur.e.s des écoles à pouvoir dire « c’est moi l’expert.e de ce qui se passe dans ma classe » dépendra la puissance sociale de leur profession. Pour cela, il faut déconstruire une à une les dernières réformes et inverser totalement les logiques tayloriennes à l’œuvre.

Mais si les procédures ne sont plus décidées « par le haut », si les critères du bon travail ne sont plus validés scientifiquement, si les règles de métier ne sont plus élaborées par des « spécialistes » extérieurs à la situation de classe, qui va décider de ce qui est ou non du bon travail ? Nous faisons le pari dans ce blog d’une école démocratique y compris dans l’organisation de son travail. Ainsi, prendre le chemin inverse de celui tracé par Taylor en son temps, c’est miser sur le collectif de travail en capacité de générer ses propres normes de travail. Impulser de tels collectifs, les faire vire, leur donner de la force, les rendre pertinents, devient alors une tâche syndicale. Non pas pour le seul plaisir de débattre entre collègues des gestes de métier, mais pour redonner du pouvoir aux travailleuses et aux travailleurs, un pouvoir sur leur travail. C’est une question de santé pour celui ou celle qui retrouve alors sur sens dans son activité, c’est une question de qualité du service public d’éducation au service des classes populaires, mais c’est aussi une question de puissance sociale.  

[1] K.Marx, F.Engels., L’idéologie Allemande, 1845, consulté ici : https://archives.ecole-alsacienne.org/CDI/pdf/1400-0107/14091_MARX.pdf page 36

[2] K.Marx., Manuscrits de 1844, consulté ici : https://download.tuxfamily.org/defi/pdf/K._Marx_-_Manuscrits_de_1844.pdf  page 52

[3] Canguilhem, G. (2002). Écrits sur la médecine. Paris : Seuil. p.68

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