Lundi 1er octobre 2012. 1er jour de la session ordinaire. Mon premier jour à l’Assemblée nationale.
Content, fier, impatient, je me présente à 9h à mon nouveau poste de collaborateur du groupe écologiste comme conseiller technique pour les commissions des Affaires économiques et du Développement durable.
Je suis accueilli avec un certain soulagement par mes collègues, débordés dans ce nouvel environnement, tout à la tâche de participer à l’élaboration de la loi.
Très vite la secrétaire générale du groupe m’installe devant un poste et me met entre les mains le texte qui deviendra la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 « visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes » (ou « loi Brottes », du nom du Président de la commission des Affaires économiques, qui en était le premier signataire).
Mon tout nouveau collègue Peter J. (NB. les noms des collaborateurs ont été modifiés) qui a assuré par interim le suivi du texte en attendant mon arrivée me renvoie les « tableaux de suivi des amendements » (des tableurs Excel concoctés avec les moyens du bord), que je dois renseigner pour la séance du jour et, j’allais bientôt le comprendre … de la nuit !
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Esclaves de la République
Il s’agit de prendre connaissance un à un des amendements déposés par les autres groupes politiques, de les synthétiser en une phrase dans un tableur Excel et de faire aux députés une recommandation de positionnement sur chacun d'entre eux (pour / contre / selon débats / abstention). Il y en a des dizaines, le plus souvent des centaines sur chaque texte (487 sur ce texte-là). Mais ça, je le découvrais sur le moment.
Dave G., collaborateur de Denis Baupin (le député écologiste référent sur l’énergie, très investi sur ce texte), est très calé et m’aide sur le fond. J’avale tant bien que mal le texte, les amendements, en même temps que je branche les câbles et signe mon contrat et découvre le nouvel environnement de l’Assemblée nationale à vitesse grand V. C’est vertigineux et en même temps l’erreur n’est pas permise. Une fausse note dans l’hémicycle aujourd’hui et s’en sera fait de moi, du groupe, de ses salariés et de ses députés ! Bref, je me fixe comme objectif que tout soit parfait pour le dossier de séance, tout à l’heure.
Assez vite, je comprends que les débats en séance débuteront en milieu d’après-midi ce même lundi (à 16h précisément selon les rituels bien réglés de l’Assemblée nationale) … et reprendront le soir à 21h30 (après une pause pour dîner). Comment ?!!! Mais personne ne m’avait prévenu ! Et moi de m’enquérir timidement : « et ça finit à quelle heure ? … ». Réponse : « au plus tôt à 00h30, après c’est le Président de séance qui décide si on continue ou pas mais ne t'inquiète pas on te paye le taxi pour rentrer chez toi ». Et hop, plus personne dans la pièce. Maintenant au boulot !
J’appelle en hâte Melisa (mon épouse !) pour lui annoncer la nouvelle. D’abord elle croit à une blague puis quand elle réalise que c’est sérieux elle me dit « OK, fais au mieux, ne t’inquiète pas ». Cet état d’urgence permanent allait durer trois ans. Trois années pendant lesquelles Melisa, puis mes fils Nils et Axel, mais aussi mes parents se sont progressivement pliés aux exigences de la politique et du calendrier mouvant des débats parlementaires pour me permettre d’exercer au mieux mes missions auprès des députés écologistes.
A la signature de mon contrat de travail, qui stipulait que nous étions mobilisables en soirée et le week-end si nécessaire, nous avions avec Melisa qualifié avec humour mon nouvel emploi « d’esclave de la République ». Nous y étions ! Pour la petite histoire, cette première nocturne se terminera à 2h40 du matin et le lendemain à 10h se tenait la réunion hebdomadaire du groupe. Les nuits allaient être courtes !
La vie politique est un sport de haut niveau
De 2012 à 2015 j’ai « fait » ainsi deux à trois nocturnes par semaine, en commission ou dans l’hémicycle, sur des dizaines de textes, dont certains étaient de véritables marathons parlementaires comme les lois sur le logement (« ALUR »), l’agriculture et l’alimentation (« LAAAF »), la consommation, la transition énergétique, la croissance et l’activité (ou « loi Macron »), … Ca s’est calmé après l’été 2015 et la loi Macron pour diverses raisons que je ne développerai pas ici : les "grandes" lois doivent être votées en début de mandature pour avoir le temps d’être promulguées et mises en oeuvre, la crise politique et la paralysie progressive du groupe écologiste, et l’approche des élections de 2017.
En tout, c’est donc autour de 200 soirées, parfois des nuits entières, que j’ai passées au Palais Bourbon ! Sans véritable compensation d’ailleurs. Pas de prime de nuit et même le repas du soir n’était pas pris en charge par le groupe. On avait ainsi le choix entre un repas aux néons de la cantine quasi déserte ou la découverte des alentours (déserts) de l’Assemblée nationale en soirée et nuit ! Chaque nocturne donnait droit à un jour de récupération mais c’était illusoire de croire qu'on allait les prendre car le rythme effréné de l’Assemblée et des députés écologistes ne permettaient de prendre ces jours que très exceptionnellement (qui nous seront payés lors de la fin de nos contrats).
L’organisation de ces moments particuliers est un art à part entière. Les nocturnes et leur calendrier incertain transforment au fil des semaines ce qui peut se présenter comme un emploi en un mode vie. Les dimensions et applications de ce système de nocturnes sont nombreuses : gestion du sommeil et des temps de récupération, état d'alerte permanent (un peu à la manière des cow boys qui ne dormaient que d'un oeil), capacité à réorganiser tout son emploi du temps en quelques minutes, impossibilité de fixer des rendez-vous ou des dîners ou des sorties avec des amis (sauf à prendre le risque de se décommander au dernier moment) entraînant un certain décrochage social, etc.
La vie à l’Assemblée nationale m’a parfois fait penser à celle des sportifs ou des personnes du spectacle. Il faut être en mesure de gérer l’influx nerveux, l’alimentation, les informations en sa possession pour être au top le moment venu. Avec la difficulté supplémentaire que le "moment venu" vient souvent par surprise et que les journées sont rallongées par les rebondissements permanents de l'actualité et par les séances nocturnes. On ne peut prévoir avec précision combien de temps les débats sur un texte dureront, quand ils se termineront, et donc quand le suivant va débuter. Il se peut donc très bien qu’on s’apprête à siéger toute la nuit et que les débats ayant avancé vite, on soit libéré dès la fin de journée. C’est alors immédiatement l’examen d’un autre texte qui débute avec d’autres députés et d’autres collaborateurs référents. Selon qu’on devait suivre l’un ou l’autre, on sera libre plus tôt que prévu ou à l’inverse, on devra tout d’un coup passer la soirée et une partie de la nuit à l’Assemblée.
Le pire c’est que le matin, en se levant, on ne sait pas à quel régime on sera soumis le soir même ! Il est aussi courant que pour diverses raisons (disponibilité du ministre référent, actualité, …), l’ordre du jour de l’Assemblée nationale soit modifié le jour même. Là aussi, on change les joueurs au dernier moment et il faut se tenir disponible pour cela.
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Une partie importante du travail de collaborateur consiste à « rassurer le député ». Traduction : donner l’impression de tout savoir et maîtriser pour évacuer le stress ou l’inquiétude légitime que peut ressentir le député face à une situation imprévue ou avant des prises de parole publiques sur des sujets délicats ou très suivis. Pour ce faire, il faut se tenir prêt et être aiguisé à tout instant. Et bien sur gérer son propre stress. Il faut donc être en permanence sur le qui vive pour savoir ce qu’il se passe dans l’hémicycle, en coulisses, où en sont les dernières négociations sur les points sensibles ou incertains des textes, où se trouvent les députés référents pour être capable de les mobiliser et s’assurer de leur présence dans l’hémicycle au moment opportun, et bien sur avoir un dossier complet prêt à être remis aux députés à leur entrée dans l’hémicycle, avec la note sur le texte, la liasse d’amendements du groupe avec les « défenses d’amendements » correspondantes, et le fameux « tableau de suivi des amendements ».
La vie, la nuit
Pendant la journée, l’Assemblée grouille de monde et les relais sont nombreux (collègues du groupe, attachés parlementaires des député.e.s, partenaires et réseaux militants et institutionnels présents physiquement ou connectés, etc.). Mais le soir, c’est un petit monde restreint qui se retrouve pour faire vivre le débat parlementaire : les députés concernés par le sujet du soir, le ou la ministre concerné (ou de « permanence » pour le Gouvernement) et son cabinet, un référent par groupe politique, et les fonctionnaires de l’Assemblée (huissiers, administrateurs, barman).
Dans ce petit univers qui se reconstitue chaque soir, tels des gardiens, des sherpas, parfois des flics ou des amis, les collaborateurs de groupe et des cabinets ministériels font les cent pas dans l’entrée de l’hémicycle, montent chercher une note ou une information dans leur bureau, s’assurent de la présence de « leurs » députés dans l’hémicycle, les accompagnent pour une pause à la buvette, faire le point ou leur changer les idées quand les débats s’éternisent … Ils sont les yeux et les oreilles de leur groupe politique, de « leurs » députés, de celles et ceux dont les députés de leurs groupes respectifs défendent les positions. Sur le fond, ils doivent alors aussi suivre les débats, préparer les arguments, aller à la pêche aux informations auprès des collaborateurs des autres groupes et des ministères, recommander à « leurs » députés de demander une suspension de séance ou d’aller parler à untel ou unetelle, …
De temps en temps, la nuit, on s’évade aussi. Au bureau pour un coup de fil personnel ou pour finir une note pour le lendemain avec la télé allumée pour suivre les débats, sur le perron pour fumer une cigarette, à la buvette pour une pause avec les collaborateurs des autres groupes avec qui on devient amis au fil des nuits. Mais le corps et l’esprit ne sont jamais bien loin du coeur vivant de l’Assemblée : l’hémicycle et les salles de commissions. Et quand la séance est terminée, en seul témoin « de son camp », on fait un bref bilan de ce qu’il s’est passé par courriel afin que dès les premières heures, les autres députés et collaborateurs du groupe sachent « de source sure » ce qu’il s’est passé pendant la nuit.
J’ai toujours aimé la nuit, ses rythmes, ses mystères, ses promesses. Celles de l’Assemblée nationale sont envoûtantes et ont rythmé, pendant quatre ans, les journées et ma vie professionnelle au Palais Bourbon. Je les ai beaucoup aimées et bien qu’éprouvantes, de temps en temps, elles me manquent !
Frédéric Guerrien
Twitter : @Fredguerrien / LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/frédéric-guerrien-8a9081118/
Sur la démarche : https://blogs.mediapart.fr/fredguerrien/blog/290717/chroniques-de-lancien-monde-souvenirs-dun-collaborateur-parlementaire
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