Une des questions les plus récurrentes sur la vie et le travail à l’Assemblée nationale, alimentée par les images d'un hémicycle parsemé, est celle de l’absentéisme (supposé ou réel) des député.e.s.
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Ainsi, même parmi les personnes les plus curieuses et les plus enclines à s’intéresser à ce qui se fait réellement, l’image d’un hémicycle aux trois quarts vide est très imprégnée. Et cela choque. Pour certains, c’est l’illustration que « les député.e.s ne font rien », sont « payé.e.s avec ‘nos’ impôts à ne rien faire », ou encore qu’au lieu de travailler ils et elles sont confortablement attablé.e.s à la buvette ou dans je ne sais quel salon doré de la République et occupé.e.s à autre chose que ce pour quoi ils et elles ont été désigné.e.s par "le peuple". A tel point qu'on a vu par exemple aujourd'hui lors des débats sur "le projet de loi de confiance dans l'action publique" Damien Abad défendre un amendement pour encadrer la présence des député.e.s à l'Assemblée par la loi (proposition rejetée et renvoyée au règlement intérieur de l'Assemblée nationale).
La réalité que j’ai observée comme collaborateur de député.e.s de 2012 à 2017 est toute autre. Il faudrait faire une analyse fine des données de présence permise par des outils tels que le site nosdeputes.fr ainsi qu’une enquête auprès des différents groupes politiques pour pouvoir en parler avec précision. Toutefois, ce que j’ai vu et vécu était à des années lumières de cette image d’Epinal. Et il y a plusieurs explications très rationnelles à cela.
D’abord, l’activité d’un.e député.e va bien au-delà du moment où il ou elle débat et vote sur un texte dans l’hémicycle. Cette instance est de fait plutôt un aboutissement et, pour certain.e.s, une exception. De plus, pour les connaisseurs de la vie parlementaire, la plupart de ces moments-là sont d’un intérêt limité car on sait très largement à l’avance ce qu’il va se passer sur le fond quand la séance s’ouvre dans l’hémicycle (on sait grosso modo qui va voter quoi, en tous cas dans quelles proportions, quels sont les points « chauds », etc.).
Du don d’ubiquité
La vie d’un.e député.e se décline en de nombreuses sous-vies et sous-fonctions. Par nature, la vie d'un.e député.e est double : le ou la député.e doit être présent.e, est attendu.e à la fois à Paris et dans sa circonscription d’élection … avec, pour certain.e.s député.e.s des temps de trajet pour se rendre à Paris pouvant atteindre jusqu’à 6 voire 7 heures. Et cela au moins deux fois par semaine (un aller et un retour à Paris), en tous cas pour la plupart d’entre eux. C’est une première dissection de la vie du député, qui est attendu à deux endroits.
Sur son seul temps parisien, c’est à dire à l’Assemblée nationale, les lieux dans lesquels un.e député.e peut ou doit s’investir sont multiples, et même nombreux : chaque député.e est membre d’une commission permanente qui se réunit plusieurs fois par semaine et dont la réunion du mercredi matin est obligatoire, de commissions d’enquête, de commissions mixtes paritaires, de nombreuses auditions sont organisées dans le cadre des textes en discussion en cours et à venir, de groupes d’études, de groupes d’amitié, certains sont membres de l'office parlementaire des choix scientifiques et techniques, de la mission outre-mer, de la commission dévaluation et contrôle, … Et puis bien sur il y a les réunions politiques et de coordination, les sollicitations pour intervenir dans des colloques et journées parlementaires, les invitations par les média, la gestion de ses équipes, …
Or ces réunions se tiennent en parallèle les unes des autres et comme tout.e un.e chacun.e, le ou la député.e ne peut pas être dans plusieurs endroits à la fois. Il ou elle a donc largement de quoi s’occuper et il lui reste au contraire peu de temps pour les loisirs et sa vie privée. Il faut ajouter à cela que dans leur immense majorité, les député.e.s ont entre deux et quatre collaborateurs qui gèrent leurs activités et leur agenda, qu’ils ne cessent d’ailleurs de remplir plus ou moins avec l’aval de leur député.e employeur. Ainsi, à tout moment les député.e.s doivent faire des choix, souvent pas faciles, entre trois ou quatre programmes et engagements. Il doivent faire ces choix en fonction de leurs propres priorités et de celles de leur groupe, qui lui veille à ce que des représentant.e.s soient présent.e.s dans les lieux et moments stratégiques pour le groupe politique.
Mais tout cela est moins visible que l’activité dans l’hémicycle et quand le ou la député.e choisit l’une des activités possibles sur un créneau, ce sont deux, trois, quatre messages demandant de l’excuser qui partent vers les autres personnes l’ayant sollicité. Et ce sont autant de sièges vides dans telle ou telle commission ou table ronde. Largement de quoi donner l’impression qu’ils ne sont jamais là, alors qu'ils sont en train d'exercer leurs missions quelque part.
Hémicycle es-tu plein ?
Une autre raison de ce qui peut apparaître comme des rangs clairsemés, même si elle peut surprendre a priori, c’est que la présence permanente de tou.te.s les député.e.s dans l’hémicycle serait de fait inutile, voire contreproductive ou chaotique. Ce qui compte c’est le rapport de force dans les votes et la présence des signataires d’amendements et des député.e.s les plus aguerris sur le sujet en débat à un instant donné. C’est le rôle du groupe parlementaire majoritaire de veiller à toujours garder la majorité des voix dans l’hémicycle. C’est d’ailleurs de fait ce critère qui détermine la jauge de la présence dans la salle.
S’il y a 30 député.e.s connu.e.s comme opposé.e.s au texte présent.e.s dans la salle à un moment donné, alors le groupe majoritaire veillera à mobiliser au moins 40 député.e.s favorables. Il y aura alors "mécaniquement" entre 70 et 80 député.e.s présent.e.s dans l’hémicycle (qui compte 577 sièges). Si 20 député.e.s supplémentaires de l’opposition arrivent, alors la majorité mobilisera une trentaine de député.e.s supplémentaires pour s’assurer de garder la majorité. Il y aura alors entre 120 et 130 député.e.s présent.e.s dans l’hémicycle sans que cela ne change grand chose à la teneur des débats et aux résultats des votes. Etc. Les nouveaux arrivants, pas forcément au fait des détails du texte en cours de discussion se contenteront alors de voter comme le leur demande leur camp (mais auront du quitter une audition, une salle de commission, une réunion politique, dans lesquels ils avaient des interventions de prévues). Poussé à l’extrême, ce mécanisme permettrait de remplir l’hémicycle et de vider les autres espaces de travail … sans aucun effet sur le résultat final (la majorité restera majoritaire) et très peu d’effet sur la nature des débats, qui continueraient à se tenir entre les député.e.s qui avaient préparé telle ou telle partie du texte en discussion. Ou alors, pire, si tou.te.s les présent.e.s se mettaient à intervenir, l’ennui s’emparerait vite de tout le monde (les arguments nouveaux et/ ou percutants étant de fait rares quand un texte en arrive au stade du débat dans l’hémicycle) et les débats se prolongeraient éternellement.
Car de fait, dans l’hémicycle, se sont avant tout les député.e.s intéressé.e.s et ayant travaillé sur le sujet du moment qui interviennent. Dans leur grande majorité, il s’agit en général de député.e.s membres de la commission saisie au fond sur un sujet. Ceux-là ont participé aux auditions, ont mené des consultations parallèles, connaissent le sujet de longue date et … se sont concertés avec les membres de leur groupe pour en défendre les positions. Pas besoin d’être des centaines pour faire cela ! Ainsi, idéalement (et paradoxalement peut-être), les député.e.s devraient parfois se contenter d’aller « là où ils sont le plus utiles ».
Des député.e.s modèles ?
Alors, bien sur il existe, comme partout, quelques député.e.s « tire au flanc » et autres abus (par exemple de la part des « cumulards »), une proportion de député.e.s se contentant de venir le mardi pour les réunions de groupe et la séance télévisée de questions au gouvernement, mais cela reste une minorité et dans ce cas comme souvent dans tous les domaines, ceux-là font beaucoup de mal à leurs collègues qui donnent beaucoup pour exercer au mieux et sans compter leur mandat (bien ou mal, c’est une autre question !). Et de fait, j’ai pu constater que la majorité des député.e.s travaillent beaucoup, ce qui donne lieu à des débats de qualité.
Reste que l’image d’Epinal du ou de la député.e fantoche a la vie dure, alimentée par les médias et quelques images chocs prises dans l’hémicycle à des moments d’affluence particulièrement faibles (par exemple en dernière lecture d’un texte qui intéresse très peu de monde ou très technique, ou bien à une heure avancée de la nuit). Les (rares) cas de parlementaires absentéistes récidivistes existent également et sont rapidement mis en exergue. Il devient alors facile de faire des raccourcis et de railler nos parlementaires, tous nos parlementaires. C’est sans doutes dans cette capacité à réécrire ou déformer une histoire, y compris de la part de gens qui connaissent les dessous et le fonctionnement de l’Assemblée comme des député.e.s eux-même ou les médias, que se trouve le fond et donc une partie de la solution du problème. Par ailleurs les outils de mesure de la présence et de l'activité existent et peuvent servir à encadrer cette présence et l'activité des député.e.s de façon objective et intelligente (par exemple en instaurant des seuils minimum de présence), plutôt qu'en cherchant à assurer la présence permanence, et inutile, des 577 député.e.s (que leur nombre total baisse ou pas) à tout moment dans l'hémicycle.
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