Philippe Gagnebet (avatar)

Philippe Gagnebet

Journal du bord

Abonné·e de Mediapart

303 Billets

1 Éditions

Billet de blog 2 juillet 2012

Philippe Gagnebet (avatar)

Philippe Gagnebet

Journal du bord

Abonné·e de Mediapart

Congés payés : les gantiers seront les premiers

« Millau : la cité du gant ». Qui, dans la sous-préfecture de l’Aveyron n’a pas un parent qui n’aie vécu du travail du cuir et de la peau ?

Philippe Gagnebet (avatar)

Philippe Gagnebet

Journal du bord

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Millau : la cité du gant ». Qui, dans la sous-préfecture de l’Aveyron n’a pas un parent qui n’aie vécu du travail du cuir et de la peau ? Les rues de la ville regorgent de ce passé industrieux : « Rue de la mégisserie », «  Quai de la tannerie  », « Boulevard des gantières ». Mais, peu de traces de l’une des histoires sociales les plus riches du début du XXe siècle dont celle des congés payés.

par Grégoire Souchay sur www.frituremag.info

«  On ne rentrait dans aucune usine sans carte syndicale  » raconte René Pons, ancien gantier. A la base, il y a toujours le syndicat, ultra majoritaire (plus de 80% dans certains ateliers). L’Union Syndicale des ouvriers et ouvrières en ganterie est fondée en 1881, trois ans avant la loi autorisant l’activité syndicale (loi Waldeck-Rousseau, 1884). En 1909, l’union syndicale est rattachée à la CGT. Avec pour fief la Bourse du Travail, c’est elle qui va organiser les luttes et l’action des gantiers dans toute la ville.
Il faut d’abord dire que ces gantiers ne sont pas prolos ordinaires. Dès le Moyen Âge, les fabricants de gants avaient le droit de porter l’épée, réservée aux nobles. Et ce statut privilégié va se maintenir jusqu’au XXe siècle. La ganterie, croisement de l’art, l’artisanat et l’industrie, va être souvent perçue comme une caste à part, notamment par les mégissiers, ceux qui préparaient les peaux. Ainsi, Aimé Teyssedre et Henri Fressenges*, anciens coupeurs gantiers, témoignent : « Entre gantiers et mégissiers, on se mélangeait peu. Le gantier s’est toujours trouvé supérieur. (...) La différence n’était peut être pas si grande ». Des gantiers, qui lorsqu’ils devenaient très bons, pouvaient s’installer à leur compte et devenir à leur tour patron. Mais cette mobilité sociale relative ne les a pas empêché de réclamer certains droits et se donner les moyens de les obtenir.

Millau : laboratoire social

Mais il y a plus. Peut-être ce fameux «  esprit frondeur », un peu rebelle, libertaire même, des habitants de Millau, qui, en 1851, déclenchèrent une éphémère insurrection contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. S’ajoutent à cela une ville prospère depuis le début du XIXe siècle et une région qui fourmille de protestants suffisamment actifs pour bousculer l’ordre social. N’y manquaient plus que des gantiers organisés et déterminés pour faire de la ville un laboratoire d’expériences sociales.
Elles débutent très tôt, en 1828, avec la création du « bureau de bienfaisance » des gantiers de Millau (un embryon de mutuelle), complété plus tard, en 1903, par une pharmacie mutualiste. « La solidarité existait, témoigne M. Bernat, ancien maire de Creissels, village de la banlieue de Millau. Quand un mutualiste était malade, d’autres étaient désignés pour aller le veiller. Cela ressemblait au secours mutuel, c’était le début d’un esprit socialiste ».
Dès 1909, un salaire minimum à la journée est fixé. Les gantiers organisent l’apprentissage, sous l’égide du syndicat, avec des conventions collectives rémunérant l’apprenti dans les années 20. La protection sociale n’est pas en reste avec la mise en place des allocations familiales en 1922. Et quand une loi met en place les assurances chômage, en 1930, les gantiers obtiennent une hausse suffisante des salaires pour qu’ils n’aient rien à débourser en plus.

Et vinrent les congés payés

Pour gagner tout cela, un moyen simple : la grève, continuellement utilisée, tantôt localisée et ponctuelle, tantôt générale, coupant parfois Millau du reste du pays, comme en 1909 ou 1911. Et à la fin, presque toujours la victoire. Comme en ce début novembre 1923 où ils sont près de trois mille dans les rues de Millau. En cinq jours, Le patronat cède et, comme le rapporte le sous-préfet, accorde aux coupeurs gantiers le 10 novembre 1923, « en plus d’une hausse de salaire, douze jours de congé annuel payés ».

Ce n’était pas suffisant. L’idée fait son chemin durant deux ans. Puis, le 21 septembre 1925, et sans même de conflit social, patrons et salariés concluent une « convention intersyndicale des congés payés » qui généralise l’acquis social à tout le personnel des industries des cuirs et peaux à Millau. Pour la première fois en France, les congés payés s’appliquent à l’ensemble d’une branche d’industrie. Et c’est cette «  convention » qui se diffusera comme exemple dans toutes les fédérations de la CGT pour en arriver dix ans plus tard aux quinze jours de congés payés pour tous les salariés. Simone Lacroix, dans sa thèse de 1945, résume : « La ganterie millavoise reflète l’évolution du syndicalisme en France, avec un temps d’avance sur la loi ».

Un temps d’avance aussi en arrière

Sauf que, paradoxe de l’Histoire, en 1936, pendant les grandes grèves, à Millau on travaille dur. Pourquoi ? Dès 1930, le patronat se réorganise et s’unit. La CFTC, syndicat chrétien plus modéré, prend de l’ampleur. En juillet 1934, la banque des gantiers, la banque Villa, met la clef sous la porte. C’est la crise. Les patrons réclament en chœur une baisse de 33% des salaires, soit un retour à la situation de 1927. Les salariés refusent tout net. La grève durera cinq mois. Plus dure encore que toutes les autres. Elle se terminera cette fois sur une défaite cuisante, dont les gantiers ne se relèveront pas, et les forcera à travailler en 1936 pour avoir de quoi vivre.
La suite, plus connue, c’est celle de beaucoup d’industries en crise. De 15 000 dans les années 30, le nombre de travailleurs de ganterie passe à 5 000 en 1957. Ceux qui s’en sortent se reconvertissent, du gant pour tous on passe au gant de travail, pour les employés de Michelin, jusqu’à ce que là-bas aussi on licencie. Aujourd’hui, il reste une petite centaine de travailleurs du gant à Millau. Une dizaine d’entreprises ont survécu. Seules deux d’entre elles fabriquent encore à Millau. Les autres importent la matière première de l’autre bout du monde ou délocalisent les ateliers. L’on ne fait plus que du luxe voire du «  super-luxe  », du gant qui se vend sur les Champs-Elysées, estampillé Dior, Channel, pour la très haute bourgeoisie.

Du passé table rase, ou presque. Car une petite dizaine de coupeurs et couturières ont été formé dans les années 80 par la Maison de la peau et du gant, une tentative de sauver ce qui pouvait encore l’être. Et ce sont encore une fois des syndicalistes, des ouvriers et militants qui mirent un point d’honneur à conserver ce savoir-faire et cette histoire populaire pour que s’affiche encore aujourd’hui fièrement, au musée de la ville de Millau, deux pancartes rappelant simplement que ces gantier là étaient « à la pointe des avancées sociales ».

  • L'intégralité de l'article sur www.frituremag.info

* source des citations : paroles ouvrières, paroles gantières, ADAMM, 2011

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.