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Billet de blog 5 novembre 2011

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Pascal Blanchard :« La France est multiculturelle mais refuse de se penser comme telle

L’histoire de France rechigne à intégrer l’immigration, la colonisation, l’esclavage. Pour les politiques, les universitaires, ces problématiques ne seraient pas nationales: elles constitueraient l’histoire de petits groupes et ouvriraient la voie au communautarisme.

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L’histoire de France rechigne à intégrer l’immigration, la colonisation, l’esclavage. Pour les politiques, les universitaires, ces problématiques ne seraient pas nationales: elles constitueraient l’histoire de petits groupes et ouvriraient la voie au communautarisme. Depuis une vingtaine d’années, la pression se fait forte pour les intégrer au « récit national ». L’historien Pascal Blanchard décrypte les enjeux du débat.
  • par Christian Bonrepaux sur www.frituremag.info
  • L’intégralité de cet entretien sera à découvrir dans le magazine papier, sortie le 16 novembre

Comment expliquer que la colonisation, l’esclavage et l’immigration aient autant de mal à faire leur place dans l’histoire de France, ce « récit national nécessaire » qui réunit la nation autour d’un passé reconnu comme commun ?
L’inscription dans le récit national demande du temps. Regardez les années d’après-guerre, le temps est un facteur essentiel, et cela a nécessité un travail « militant » des héritiers de cette histoire, pour que la Shoah et Vichy trouvent sa place dans le récit national : trente ans avec la publication en France de La France de Vichy de l’historien américain Robert Paxton en 1973. Cinquante ans ont été nécessaires pour que, par le discours du Vel d’hiv’, le président de la République Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, reconnaisse la responsabilité de la France dans les rafles et les déportations des Juifs. De fait, cinquante ans après la décolonisation, il n’y a pas eu autant de progrès dans la prise en compte de son histoire. Mais on ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé ces vingt ou trente dernières années. Je suis d’une génération à laquelle l’école n’a rien appris en matière d’enseignement d’histoire de l’immigration et de commerce triangulaire. Aujourd’hui, cela commence à changer, dans les médias, dans les manuels scolaires…. Mais c’est avec beaucoup de réticence que cela intègre le champ du récit national. Il y a des raisons. La colonisation, l’esclavage, voire pour partie l’immigration, placent les victimes au centre de ce récit. Ce qui était également vrai pour la Shoah. Du point de vue de l’histoire, qui jusque-là s’était construite autour des figures des héros, des grands hommes, c’est un séisme. Cela n’existait pas dans les années 50 ou 60. C’est nouveau et cela pose de nouvelles questions.

Il existe aussi des raisons spécifiques à ce rejet.
Sans doute. Pour beaucoup colonisation, esclavage et immigration sont perçus comme des phénomènes de « là-bas », des récits périphériques qui concernent peu la métropole. A côté de ce rejet que l’on peut qualifier de géographique, il en existe un autre construit sur un réflexe de peur. Il s’agirait d’une histoire « communautariste » qui ne relèverait pas de la grande histoire mais d’histoire de groupes d’individus ; si on l’intégrait dans la grande histoire, elle constituerait une menace pour l’unité de la Nation. Certains, les Indigènes de la République par exemple qui portent la mémoire coloniale comme un étendard, sont vécus comme « incontrôlables », dangereux. Les bien-pensants accusent : « vous voulez substituer cette histoire à la nôtre… », sans admettre que tout cela constitue une seule et même histoire de France. La Shoah ne posait pas ce problème : elle ne prenait la place de rien d’autre.

Le communautarisme semble constituer la menace absolue dans le discours public.

C’est en grande partie à cause de la peur du « communautarisme » que ne sont abordées qu’avec réticence les thèmes de la colonisation et de l’esclavage. Quand, en 1988, il publie Le Creuset français, Gérard Noiriel, le spécialiste français de l’histoire de l’immigration (NDR : disponible dans la collection Points-histoire du Seuil. Encore aujourd’hui un ouvrage de référence) met volontairement à l’écart la spécificité de l’immigration d’origine coloniale. Il veut rendre plus facile, plus acceptable l’histoire de l’immigration qui n’a alors pas droit de cité. Il sait que s’il la relie à ces phénomènes, ce sera plus compliqué, moi « accepté ». C’est en fait une stratégie à minima. Pourtant l’immigration en provenance de l’Afrique ou des Caraïbes n’a pas grand chose à voir avec l’immigration venue d’Europe. Il est impossible de les mettre sur le même plan. Il convient désormais de décentrer le regard. C’est le rôle de ce que l’on appelle les « postcolonial studies ».

En quoi consiste ce décentrage du regard ?

Si l’on restreint son approche à l’étude de la France et de ses colonies, on passe à côté de beaucoup de choses. Pour comprendre le phénomène colonial, il faut connaître les rapports que, par exemple, l’Angleterre entretenait avec l’Inde. Il ne faut pas centrer le regard sur la nation. Il faut aussi prendre conscience, pour construire une histoire de l’immigration qu’une société colonisée impacte la société colonisatrice. Pour comprendre les émeutes de banlieue de 2005, on ne peut se contenter d’analyser l’histoire des crises sociales en France jusqu’à la Commune, voire l’Ancien Régime. Il faut y ajouter l’histoire de l’immigration et le passé colonial. D’une manière plus générale, on ne peut plus rester centré sur la nation. La France n’est pas sortie ex-nihilo du monde. Il faut mondialiser les approches.

La recherche historique et la construction de l’histoire, donc du récit national, passe par les travaux de recherche et l’université. N’a-t-elle pas ses responsabilités dans le retard qui a été pris ?

La plus grande partie des chercheurs qui travaillent sur ces questions-là depuis trente ans ont dû partir à l’étranger. En France, il n’existe pas un terreau de réflexion propice. Je suis un pur produit de l’université. Je me souviens que quand j’ai dit à mes professeurs que je désirai travailler sur l’Afrique, je me suis entendu répondre qu’il n’y avait pas de potentiels d’avenir. A cette époque, sur les mêmes thèmes, les universités anglaises et américaines créaient de nombreux postes. Au mieux, les sujets sur la colonisation, l’immigration étaient alors intégrés par l’université dans le domaine du tiers-monde ou des aires géographiques. Pour nombre d’universitaires, encore aujourd’hui, colonisation, esclavage, immigration ne relèvent pas de l’histoire de France. L’histoire contemporaiine n’aborde pas celle des zoos humains (1), ni la notion de culture coloniale et encore moins la dimension diasporique de certains flux migratoires.

A quoi attribuer ce désintérêt de l’université française ?

L’université est un pur produit de la société française. Pour l’une comme pour l’autre, il ne s’agit pas de questions majeures, en tout cas pas de champs d’études qui relèvent de l’histoire de France. Il y a aussi une forme de mépris : « ce ne sont pas des Noirs qui vont m’apprendre à faire de l’histoire ». C’est d’autant plus grave que, à des degrés divers, toutes les régions de France ont un récit riche et spécifique en lien avec l’immigration ou le temps colonial. Dans le sud-ouest par exemple, les immigrés se sont assez bien intégrés (2), bien mieux que dans la région marseillaise, dans le Rhône, en Île-de-France ou dans le Nord-Pas-de-Calais.

(1) Les grandes expositions coloniales, en France notamment, présentaient dans des espaces sensés décrire leurs conditions de vie, des « sauvages », soit des populations arrachées à leur territoires pour être exhibées telles des bêtes de foire à des Européens frissonnants. En arrière-plan de ces zoos humains, plane l’ombre de l’idéologie de l’inégalité des races. Sur le sujet, lire Cannibale, le roman de Didier Daeninckx.
(2) Lire Sud Ouest porte des Outre-Mers, histoire coloniale et immigration des suds, du midi à l’Aquitaine, sous la direction de Pascal Blanchard, 2006, édition Milan.
(3) Http ://www.ac-montpellier.fr/ia30/dossiers...)
(4)Il fit ses études de droit et de lettres à Toulouse et fut inscrit comme avocat au barreau de cette ville en 1918.



Pascal BLANCHARD : Historien, spécialiste du « fait colonial » et d’histoire des immigrations en France, chercheur associé au CNRS au Laboratoire Communication et Politique (UPR 3255), il est codirecteur du Groupe de recherche Achac (www.achac.com). Cette année, il est le commissaire scientifique de l’exposition Exhibitions. L’invention du Sauvage (2011-2012) en partenariat avec le musée du quai Branly, et a codirigé de nombreux ouvrages, notamment Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’invention de l’autre (La Découverte, 2011). Il vient également de co-diriger l’anthologie illustrée La France Noire. Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien et d’Océanie, Paris, La Découverte, qui sera éditée en novembre 2011 et propose la série de trois documentaires Noirs de France en collaboration avec Juan Gélas qui sera diffusée début 2012 sur France Télévisions. Parmi ses ouvrages principaux, nous pouvons citer La Fracture coloniale (2005) ou le coffret de huit ouvrages Un siècle d’immigration des Suds en France (2009).

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