
La viande de votre boucher est peut-être passée par Laissac. Au coeur du Grand-Sud, la bourgade aveyronnaise a su se hisser parmi les plus grands marchés aux bestiaux français et effacer l’épisode de la « vache folle ». Un lieu relais d’un élevage de proximité, garant d’une qualité sanitaire et économique, bien qu’inscrit dans des filières mondialisées. Ambiances du mardi matin.
Texte et photos Christophe Pélaprat sur www.frituremag.info
Laissac, près de 1600 habitants, à mi-chemin entre Rodez et Séverac-le-Château, un mardi comme les autres. Il fait encore nuit tandis que des dizaines de camions convergent vers le village. En file indienne devant les grilles du marché, ils attendent, dans le concert de leurs cargaisons vivantes, leur ordre d’entrée. Avant l’aube, les véhicules ont déjà ceinturé l’immense halle, déversant leurs flots de bovidés. Venus de Lozère, d’Ardèche, de Haute-Loire, de l’Allier ou du Puy-de-Dôme… Aubrac, Limousines, Salers, Charolaises, Blondes d’Aquitaine et Montbéliardes emplissent peu à peu les centaines de m2 bétonnés. Dans le concert des meuglements, chacun s’affaire à parquer ses bêtes. Bientôt, les enclos marqués du nom de leurs locataires sont prêts pour les ventes. Armé de jumelles, du haut d’une cabine vitrée qui domine le marché, Yves Boyer rappelle les maquignons à l’ordre, censés rester à l’extérieur avant l’heure d’ouverture : « Vous allez où, là, et alors ? Les deux, là-bas, s’il-vous-plaît ! Vous n’avez qu’à faire toutes les barres, tant que vous y êtes ! » « Ils font la balade et ils vont repérer », commente un autre surveillant. La discipline sans faille qu’incarne Yves Boyer a fait la réputation du marché de Laissac et, aux dires de tous, lui a assuré sa pérennité. Il était aux côtés de Fernand Causse, maire auquel il a succédé, quand en 1977 était créé le marché. Il ne l’a plus quitté et fait aujourd’hui office de directeur bénévole. « Dans le département, les marchés devenaient un peu obsolètes, notamment par rapport au contrôle des animaux, la Direction de l’Agriculture voulait en créer un dans l’Aveyron qui soit bien contrôlé et structuré », explique-t-il. Contre Baraqueville et Laguiole, soumis à des conditions climatiques plus difficiles, Laissac fut gagnant en bénéficiant de l’antériorité de ses marchés, inscrits dans la tradition des nombreuses foires d’autrefois. Dans un Aveyron au gros potentiel d’élevage, premier département en Midi-Pyrénées pour l’élevage bovin, premier en France pour l’ovin, le marché de Laissac apparut comme une nécessité agricole. L’accès routier, par la création de l’A75, a fait le reste.
La traçabilité, incontournable au sein des élevages
« Celui-là, je ne le fais pas sortir, sourit Yves Boyer en désignant un homme solitaire parmi les enclos : c’est le vétérinaire ! Il passe tous les mardis matins contrôler les litières des animaux. » La crise de l’ESB (encéphalite spongiforme bovine, couramment connue sous le nom de « vache folle ») - qui valut à Laissac de fermer son marché pendant sept semaines, mais aussi celle de la fièvre aphteuse, ont fait de la filière bovine l’une des plus suivies, de la naissance des animaux jusqu’au rayon de boucherie. La traçabilité est devenue incontournable au sein des élevages, sans pour autant donner d’indications sur l’alimentation du bétail ou garantir l’absence de traitements aujourd’hui révolus, mais qui eurent pour mauvais effet de plonger la filière dans une longue incertitude, tel que le célèbre épisode du veau aux hormones. « Chaque bête a son passeport, donné au péage du marché, explique Christine Falguières, adjointe au maire déléguée au marché. Toutes les informations sont scannées à l’arrivée mais aussi au départ de l’acheteur, et sont centralisées dans la Base de données nationale de l’identification, gérée par les pouvoirs publics. L’agrément sanitaire des marchés dépend de ces contrôles, on est soumis aux règles de la DSV, tout est notifié, suivi… ». Bien encadrés, les marchés aux bestiaux ont en effet la réputation d’être des endroits sûrs. « En rassemblant beaucoup de flux d’animaux, ce sont des lieux à risques, des zones de contact qui demandent une veille importante et des contrôles pointus », confirme-t-on à la Fédération Française des Marchés de Bétail Vif, à laquelle adhère Laissac.

Au lever du rideau, bâtons ou cannes en main, les négociants envahissent les allées, jaugent les bêtes et entament les discussions. De la poche de leurs blouses noires dépassent les formulaires témoins de leurs transactions. Au micro, Yves Boyer détaille les chiffres du jour : « Ce matin, à la boucherie, 535 vaches, 39 génisses, 3 taureaux… ». Avec une moyenne de 1500 bêtes par marché – jusqu’à 1800 quand « ça tourne bien », jusqu’à 70 000 bovins par an, Laissac est le second marché aux bestiaux français en termes de nombre d’animaux, après celui de Bourg-en-Bresse, en y ajoutant les quelques 42 000 ovins, caprins et équins négociés sous une seconde halle, juste à côté, sur un marché d’envergure plus régionale. Idéalement positionné au centre du grand Sud, Laissac est un point de rencontre privilégié entre le Massif Central, terre de naisseurs, et le Languedoc Roussillon dépourvu d’élevage. Une vingtaine de départements, sur six régions, sont concernés. L’Espagne et l’Italie ne sont pas loin et viennent acheter des bêtes à engraisser. Christine Falguières décrit les lieux : « Ici viennent surtout des marchands qui récupèrent les bêtes dans les fermes et les revendent, on voit peu d’éleveurs. Tout au fond, là-bas, ce sont les grandes sociétés de viande ; On fait office de plate-forme, les bêtes repartent un peu partout : la SOCOPA (groupe Bigard) abat dans l’Allier, le groupe ARCADI a de nombreux abattoirs dans le Sud-Ouest... D’autres entreprises, plus petites, sont là aussi pour acheter. »
Les broutards envoyés en Espagne ou en Italie
Animaux de boucherie ou d’élevage, broutards destinés à l’engraissement, bêtes de réforme de qualité moindre : les marchés aux bestiaux restent des lieux de référence pour les éleveurs, qui tiennent à leur existence. Ils viennent y sonder la tendance des cours, les bêtes s’y vendent mieux, hors des circuits hégémoniques qu’imposent les grands groupes et les grosses coopératives. « On vient ici pour les prix », confie cet éleveur du Gers. Les majors de la viande ne sont effectivement pas prédominants à Laissac. « Ce fut un marché historique mais plus maintenant, relativise un acheteur du groupe Bigard. Nous y avons gardé des habitudes avec les négociants et Laissac est resté actif et bien organisé, mais aujourd’hui nous avons nos apporteurs en direct. C’est toujours par contre un marché important pour l’exportation », reconnaît-il. Les broutards, ces veaux maigres élevés dans le Massif Central et envoyés, pour être engraissés, en Italie ou en Espagne, illustrent bien le contexte d’un tel marché, à la fois emblématique de filières régionales et imbriqué dans des mécanismes de commerce international. Sans renier la relocalisation de pratiques d’élevage plaidée par certains éleveurs, on peut considérer ces flux de bétail à une échelle interrégionale comme modestes au vu des milliers de tonnes de viande échangées dans le monde entier, un « circuit court » européen préférable à une mondialisation sans terroirs.

À l’approche d’onze heures, les premières bêtes repartent déjà. Dans les allées, les lots défilent, et le visiteur novice sera bien inspiré de rester derrière un maquignon armé de sa canne. Un groupe d’enfants, d’une école du village voisin, est venue visiter le marché devenu un attrait touristique inédit pour Laissac, qui accueille beaucoup de groupes en hiver, plusieurs centaines de visiteurs certains mardis d’été. Les recettes du marché, directement administré par la municipalité, mais aussi le courant commercial qu’apporte cette activité, génèrent un impact économique indéniable pour la commune. Sources de développement local, maillons essentiels de la vie rurale, les marchés aux bestiaux peinent à subsister face à l’évolution de la filière : la perte du métier de négociant, la baisse de la production, l’agrandissement des troupeaux qui contraignent les éleveurs, souvent seuls sur leur exploitation, à ne plus pouvoir amener leurs bêtes… Dans ces incertitudes, Laissac a su jusqu’ici tirer son épingle du jeu et maintenir sa fréquentation.
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