
C’est un mercredi d’hiver glacé en plein mois de mars. A Toulouse, Pont Des Demoiselles, un sans-abri est prostré sur un banc, recroquevillé, seul, visiblement en très mauvaise santé. Que peut faire un citoyen lambda si il veut tenter de sauver le pauvre homme ? Récit du parcours du combattant avec pompiers, Police, services du 115 d’un côté, et indifférence ordinaire de l’autre.
par Philippe Gagnebet sur www.frituremag.info
Ce n’est pas une enquête programmée, pas un énième reportage sur « les morts de la rue » ou le désespoir des gens qui l’habitent tant bien que mal. Ce mercredi 13 mars, vers 17 h 30, nous rentrons chez nous, ma compagne et moi-même. Nous empruntons tous les jours le boulevard qui longe le Canal du Midi en direction de l’avenue Crampel. Sur le Pont des Demoiselles, on les remarque systématiquement. Quotidiennement, une bande de SDF, joyeux ou pas, squattent le petit espace et les bancs qui surplombent le Canal. En général, l’hiver, ils disparaissent à cette heure-ci pour rejoindre divers foyers ou centre d’accueil, dont la Halte de Nuit ou le nouveau lieu installé rue du Japon.
Mais là, nous remarquons un homme seul, plié en deux, apparemment en mauvaise posture. Le temps de comprendre la situation, d’évaluer les risques (il a neigé toute la journée et le thermomètre est certainement en dessous de zéro) nous décidons de nous arrêter. Le monsieur doit avoir dans les 55 ans, il porte juste une vieille doudoune, ses mains tremblent et accueillent sa tête, à demi-enfouie dans un col de pull-over. Sur sa tempe un pansement tout frais recouvre un gros hématome, son œil gauche est à moitié fermé. Il n’a pas l’air simplement ivre, mais en très mauvais "état".
« - Ça va monsieur ? »
Pas de réponse.
Nous nous rapprochons un peu plus, quelques effluves d’alcool, mais pas plus.
« Monsieur, monsieur ? »
Toujours rien. Il a l’air frigorifié, il a du mal à bouger, des traces de sang se devinent sur son front.
Que faire ? On rencontre et l’on croise souvent des SDF sur les bords de la rue. Souvent indifférents, parfois agacés, quelquefois émus, à chacun sa perception, difficile de lancer des leçons de morale sur notre rapport à la pauvreté et l’exclusion.
Mais la situation nous marque et nous décidons d’appeler les urgences. On ne pense pas à la Police, le gars a l’air plus malade et mal en point que trop aviné. Et surtout il est seul, chose étrange à cet endroit.
Premier numéro contacté, le « 112 ». Nous décrivons la situation, on nous écoute. Première surprise, le cas n’est pas jugé assez « sensible ». On nous renvoie gentiment, mais fermement sur le « 115 ». Le « Samu social toulousain ». Cet hiver, « les salariés du 115 à Toulouse, ne supportant plus de devoir opposer des refus à leurs correspondants, avaient décidé de ne plus répondre aux sollicitations. Une façon de protester contre le manque criant de moyens. Chaque jour, 180 demandes d’hébergement d’urgence parviennent au 115. Or, dix places seulement sont disponibles. »
Apparemment, la situation n’a pas changé. La personne au bout du fil nous conseille d’appeler les pompiers ou la police (sic).
« - Nos équipes sont débordées, on garde votre numéro et on vous appelle lorsque l’on peut passer...
- On doit vous attendre ?
-Si vous voulez, mais je ne peux pas vous dire dans combien de temps ils arriveront.
- Mais monsieur, si on le laisse deux heures ici, dans l’état où il est, on craint le pire. »
Notre interlocuteur commence à se justifier, a l’air effectivement très embarrassé mais « n’y peut rien.. »
Inutile d’insister.
Nous décidons donc de rappeler les pompiers ou le Samu. Nous composons donc le 15, le numéro du Samu. Lors du premier appel, ma compagne avait alors fait l’expérience d’un appel avec trois interlocuteurs en même temps. Le numéro d’urgence appelant le 115, relayant lui-même vers le Samu. Bref, trois personnes au bout du fil et en même temps pour autant de refus.
Cette fois-ci, cela fait maintenant une demi-heure que nous sommes sur place, la dame nous redemande une description de l’homme, son état de santé et alcoolique, et finit par nous dire qu’elle nous envoie les pompiers. Ouf...
Ceux-ci arrivent au bout de cinq petites minutes. Apparemment pas enchantés de la « mission ». Echanges d’usage, prise de contact avec le sans-abri, un des trois hommes en uniforme nous avoue que « habituellement, on ne fait pas ça, il faut vraiment qu’il soit accidenté ou blessé. Vous savez, si on se déplace pour chaque appel pour des SDF... ». Nous lui répondons que l’on vient d’essuyer un refus du « 115 » et que l’idée nous est venue d’appeler la Police, mais que nous n’avions pas à faire à un « pochtron » ordinaire.
« - Je comprends votre position, mais comprenez la nôtre, les effectifs ne sont pas si nombreux et il peut y avoir par exemple un gros accident à traiter ».
- Mais que faire, on va pas laisser ce monsieur sur ce banc, dans son état il ne passera pas la nuit ! »
Le gars sur le banc est toujours prostré. Impossible de connaître son âge ou son nom. Un autre pompier dégaine son IPhone et appelle la Police. Puis il contacte le « 115 » qui lui livre la même réponse que précédemment. Il appelle même la Halte de Nuit pour donner une description du monsieur et savoir si il fait partie des « locataires » occasionnels. Finalement, au bout d’une vingtaine de minutes, d’appels en tous genres et de discussion avec ses collègues, l’équipage du camion rouge décide d’amener le pauvre homme à l’hôpital.
« Si vous aviez appelé la police, ils l’embarquaient, le mettaient en cellule de dégrisement et le faisaient ressortir au bout de deux heures ».
Pour nous, l’essentiel était que celui-ci quitte son bac et trouve un coin chaud.
Cela fût fait au bout d’une heure et demie sur place, et beaucoup de patience et d’insistance...
A Toulouse, seule une équipe de Médecins du Monde et du GAF (association d’anciens SDF) effectue des maraudes à la rencontre des sans-abris toute l’année sauf en août. Le lundi et mercredi soir jusque tard dans la nuit. D’autres équipes, de La Croix-Rouge, de l’Ordre de Malte, de la Protection Civile ou du Secours Catholique le font aussi, mais en période hivernale seulement. « L’équipe mobile sociale » du 115 est sur le terrain toute l’année, mais totalement débordée.
Ce mercredi, la Préfecture devait déclarer le Plan Grand Froid qui permet d’ouvrir des gymnases d’accueil, mais tard le soir.
Une bénévole d’une de ces équipes de maraude nous a avoué que nous avions adopté la bonne attitude : « Lorsqu’on tombe sur ce genre de cas, et ils sont nombreux, nous insistons toujours auprès des pompiers, surtout si la personne n’est pas transportable par nos soins. Nous les appelons pour qu’ils transfèrent les gens à l’hôpital. On se charge ensuite d’aller les récupérer car bien souvent, ils sont remis dehors dans la nuit si leur cas n’est pas jugé critique. »
Avec la Police, ce n’est pas possible, il ne veulent même plus s’en occuper et se déplacent très rarement.
La Ministre du Logement vient de prolonger de quinze jours, et pour un léger répit, l’autorisation des expulsions de locataires de logements non payés. A Toulouse, il y a une semaine, le DAL (Droit Au Logement) a dresséun courrier à la Mairie : « 2000 logements vacants à Toulouse, mobilisables tout de suite ! Le chiffre, donné en janvier 2010, a aujourd’hui des échos de culpabilité pour vous et vos adjoints. Trois ans plus tard, combien de logements la Mairie a-t-elle réquisitionné ? Zéro ! On entend déjà, le classique « ce n’est pas dans nos prérogatives ; ce n’est pas nous, c’est la Préfecture »...
Ce n’est pas nous, ce ne sont pas nos prérogatives...
En 2009 à Toulouse, 29 personnes à la rue sont décédées. 28 en 2010, 24 en 2011 et autant en 2012. Combien en 2013 ?