
Nadia Berquet, écrivaine det novéliste, publie sur www.frituremag.info ses nouvelles dans la rubrique "Frites et ratures". Eclipses est le début d'un roamn consacré à la mémoire de l'immigration, et prendra place dans le large dossier que nous conscarerons à ce thème à partir du mois d'octobre
Il fut un temps où tous les soirs à dix neuf heures, sitôt que la vieille Vedette avait lâché ses sept coups, je filais à la cuisine ventre à terre pour me servir mon premier verre. Dix-neuf heures, jamais avant car en ce temps là, je partais du principe que seul l’ivrogne boit dans la journée.
- Derrière le verre la bouteille, derrière la bouteille l’alcoolique et derrière l’alcoolique, plus rien… lâchait alors Livia avant de hausser les épaules et de faire demi tour en pestant. Je n’essayais pas d’argumenter, augurant que dans une minute au plus tard je pourrais voir les godets de sa robe onduler, raser les murs puis se perdre dans le long boyau qui menait à notre chambre. Avant même que la porte se soit complètement refermée, j’attrapais la bouteille et migrais vers le salon. Je restais là pendant des heures, la nuque raide, tendue vers le jardin auréolé d’arbustes en fleurs parsemées de lueurs diaphanes. Et dans ce clair-obscur où toutes les ombres se ramassaient pour venir se fondre en une seule, infiniment plus douce, venait enfin l’heure des privilèges : plus d’autre bruit que le tic tac de l’horloge et des sourds battements de mon cœur, soudain précipités par l’intrusion furtive d’une voix ou d’un visage surgis du passé…
C’est aux Buttes Chaumont, à quatorze heures trente précises et sous le soleil exactement que j’ai vu Livia pour la première fois. Les paupières mi closes, avec la sournoise impression de reculer, j’avançais pourtant dans la canicule de juillet. Tout là-haut le ciel, sous mes pieds la terre et droit devant moi, juste entre les deux, une fille seule sur un banc. Toute cette lumière m’appelait, je me suis approché. Je me souviens que par bonheur j’étais propre, rasé, que je portais même une casquette achetée la veille chez un vrai chapelier - j’avais tourné pendant des heures autour de cette casquette de base-ball bleue et une autre, plate à bouton central, traditionnellement portée par les ouvriers du Front Populaire et recommandée par Atatürk dans les années trente. Et opté pour la bleue quand le type m’avait expliqué qu’à l’origine, la casquette de base-ball n’avait pas de visière et que sa forme actuelle avait été popularisée par le grand Babe Ruth, lanceur pour les Yankees de New York dans les mêmes années.
Bon, toujours est il que la caille avait la tête fourrée dans un livre, un vieux manuel d’histoire relié de cuir jaune. Ça fait rien, arrivé à sa hauteur j’ai pilé pour refaire mon lacet.
Elle a averti :
- Passez votre chemin parce qu’il est pas né, celui que je laisserai m’emmerder.
- Nul n’est prophète en son pays, j’ai répondu en agitant mon petit doigt.
J’ai eu un mouvement de recul en voyant son dos se tasser, sa bouche se pincer, ses genoux se rejoindre. Ça m’a fait une drôle d’impression, comme si elle avait été fauchée d’un coup. Mais quand elle a lâché le livre et qu’elle s’est décalée sur le côté, j’ai plongé. Elle m’a alors regardé, un vrai regard, amusé, et qui contredisait tout à fait ce qu’elle venait de prétendre. J’ai ensuite compris qu’elle me souriait en voyant sa bouche se fendre. Oui, en vrais quartiers d’orange, qui allaient rudement bien avec le feu de ses cheveux. Je tenais le bon bout, j’ai fait mon malin : j’avais l’Histoire en personne assise près de moi, hors de question que je la lâche comme ça. J’allais lui raconter un bout de la mienne, juste pour que personne ne puisse dire, un jour, que je l’aurais prise en traître. Si elle me laisse continuer, j’ai pensé, d’ici ce soir je me la fais. Elle n’a pas moufté. J’ai alors enlevé ma casquette, ai tourné mon front vers le soleil et, d’une voix radieuse, encore exaltée par le carillon du marchand de glaces dans la touffeur de l’été, j’ai balancé :
- Je suis né dans les Aurès. En Algérie, j’ai précisé. Un massif montagneux, le berceau de l’identité Berbère, là où les premiers combattants ont pris le maquis. Mon père était employé de mairie, Harki on appelle ça, bien que mon frère m’ait raconté qu’il était plus coureur que harki et qu’on a du fuir le village avant qu’un mari jaloux lui fasse la peau. Un rafiot pour Marseille, aller simple. Puis un train pour Rivesaltes où nous sommes restés plus de deux ans, entassés dans des cabanes en taule entourées de barbelés. On nous a ensuite lâchés dans le neuf cube, à quelques kilomètres d’ici. Un immeuble tout neuf avec salle de bain, balcon, ascenseur. Des dizaines d’immeubles pareils à celui-là mais autour, rien. C’est là que j’ai été mioche, avec pour décor des tours jetées en quinconces, obstruant l’horizon de leur gros rempart de béton. Ma mère était une cavalière du tonnerre, elle montait à cru et allait plus vite qu’un oiseau, sur son cheval. C’est pourtant dans cet immeuble qu’elle a vu se faire et se défaire le reste de ses jours car elle est morte sans jamais avoir revu ses montagnes natales qui, aussi hautes qu’elles sont, n’ont jamais dissimulé l’horizon…
J’ai tourné les yeux vers elle pour voir si elle suivait. Elle a sursauté en rentrant sa tête dans son cou, comme un saucisson, puis elle a regardé le bout de ses ongles sans dire un mot. J’ai eu envie de rire mais j’ai continué, les yeux mouillés et la voix sciemment tremblée :
- Du pays loin là bas, je ne sais pas grand-chose. Je parle arabe d’accord, mais un drôle de dialecte qui fait rire tout le monde et que personne ne comprend. De la culture de mes vieux, je n’ai goûté que la cuisine et entendu quelques bribes de contes dont je me souviens à peine. Je me souviens pourtant de la colère de mon père, qui nous apprenait la paix à coups de ceinturon ; du regard humide de ma mère, silhouette toute ronde accrochée à son petit balcon, étendant son linge, observant d’un air intrigué la vie de la cité. Et je me souviens aussi et par-dessus tout avoir goûté au regard de Dupont et Durand qui traversent la rue quand ils te voient arriver des fois que, pris de convulsions, tu leur sautes à la gorge pour les étrangler. J’ai essayé de leur ressembler marmot, de toutes mes forces j’ai essayé - ils n’ont pas voulu que je leur ressemble. Mais leurs yeux d’albinos et leur teint d’écume ont fini par me dissuader et un beau jour, l’envie de les imiter m’est tout à fait passée. C’est ce jour là que j’ai fini par admettre que dans mes veines, quoi que je puisse faire, ne coulerait jamais que la sève de mes parents. Le sang des uns vaut bien celui des autres je sais, pourtant je continuerai toujours de soutenir que celui de ma mère avait des teintes et des sons particuliers : translucide parfois, aussi discret que ses larmes, rouge et bruyant souvent, couleur de feu, et bleu sûrement, aussi bleu que le sang des rois. J’aime autant mon père mais dès qu’il s’agit de ma mère, alors je ne l’aime plus du tout…
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