Le 23 octobre 2008, malgré des bénéfices s’élevant à 1,2 millions d’euros, la société américaine Molex annonçait la fermeture de son site de Villemur-sur-Tarn, spécialisé dans la connectique automobile. S’il a fortement et durablement marqué la région, le conflit exemplaire déclenché dans la foulée par les salariés a permis une prise de conscience générale de la violence du monde de la finance. Presque trois ans après l’annonce du plan social, le combat de ces hommes et de ces femmes pour la dignité continue. Retour sur un gâchis industriel et un drame humain.
par Nicolas Mathé surwww.frituremag.info
« Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, celle des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner ». Depuis cette célèbre sentence proférée en 2005 par le milliardaire Warren Buffet, le réalisateur José Alcala cherchait un moyen d’illustrer cette guerre. C’est en entendant parler d’ouvriers campant devant leur usine pour protéger leurs outils de travail qu’il a commencé à s’intéresser aux Molex. Son film « Les Molex, des gens debout » retrace un an de combat, un an de violence, sourde et aveugle, qui s’est abattue sur ces 283 salariés. Molex. Le nom a retenti durant des mois dans les médias et aurait pu tomber dans l’oubli comme celui de nombreuses usines alors dans la même situation. Pourtant, Molex occupe une place particulière dans les consciences. Pour Patrick Frégolent, ancien salarié et président de l’association Solidarité Molex, ceci est lié à la nature du combat : « on a dit d’emblée qu’on ne voulait pas entendre parler d’argent, ce qu’on voulait, c’était garder notre boulot ». Plus encore, Molex fut un symbole. Un exemple concret de ce monde dans lequel une usine située en milieu rural, faites de traditions familiales, où les salariés travaillent en moyenne depuis trente ans, se retrouve subitement confrontée aux pires aspects de la mondialisation.
Le pillage d’une usine familiale à la pointe de la technologie
En arrivant à Villemur, avant même le clocher de l’église, c’est la cheminée en briques de l’usine que l’on aperçoit au loin. Sur place, tout rappelle l’imaginaire suranné du monde ouvrier. La sirène, la cité jouxtant l’usine et un terrain de foot abandonné témoignent d’une vie passée articulée autour du site. Dans les années 70, la connectique représentait 1400 emplois à Villemur. Alain Armengol, embauché en 1978, se souvient de l’ambiance familiale : « Tous les ans, le jour de la fête de Villemur, à la Saint-Michel, l’usine fermait. Il y a toujours eu un attachement très fort ». Au-delà de l’image d’Épinal, cet attachement des salariés à leur usine provient du sentiment de posséder un savoir-faire à la pointe de la technologie. « L’usine s’est forgée avec des directeurs compétents, tout était inventé ici, du moule au produit fini » explique le père Philippe Bachet, soutien précieux des salariés pendant le conflit. De l’autre côté du Tarn, au local de l’association, Patrick Frégolent enrage encore : « Molex nous a volé un produit qui est devenu une référence mondiale ».
Il faut dire aussi que le groupe américain n’a jamais fait dans la dentelle. En 2004, dès les premiers contacts avec la Snecma, ancien propriétaire du site, Molex rechigne à garder les salariés et finit par accepter moyennant une ristourne. Mais les premiers soupçons se font vite sentir. « D’entrée, des choses n’étaient pas logiques, il n’y avait pas de projets, pas d’investissements. Ce qui les intéressaient c’était de copier les brevets, les plans des moules et tout rapatrier aux États-Unis, raconte Patrick. Il ont tout fait pour qu’on ne soit pas rentable ». Comble de l’immoralité, en juillet 2008, quatre mois avant l’annonce de la fermeture, Molex réunit tous les salariés pour les féliciter. François Roselli, 31 ans d’ancienneté, s’en souvient ; « on nous a passé la main dans le dos, nous disant qu’on était les meilleurs. On nous a aussi demandé de faire six mois de stock parce qu’une société allait promouvoir nos produits. C’était juste pour anticiper le blocage ». Pour le père Bachet : « l’Homme a été considéré comme un objet ».
« C’était ma vie, ma vigueur, ma jeunesse »
Le 15 septembre 2009, malgré quatre décisions de justice en leur faveur, les salariés, soumis à un ultimatum de Molex, autorisent leurs représentants syndicaux à se prononcer sur le plan social. Le moment le plus douloureux pour beaucoup. « Des gens qu’on avait pas vu du conflit se sont pointés ce jour-là, regrette Ousseynou Diouf, 7 ans d’ancienneté. Au moment du vote, la sirène a retentit, ça m’a glacé ». « On avait le couteau sous la gorge, poursuit Alain Armengol, soit on acceptait, soit on continuait la lutte avec la peur de partir sans rien. C’était la soirée la plus tragique, des gens pleuraient ». Les premières lettres de licenciement tombent le 1er octobre.
Aujourd’hui, près de trois ans après, le bilan n’est pas réjouissant. L’association Solidarité Molex estime que seulement 120 salariés ont retrouvé un CDI. Le reste est en emploi précaire ou n’a absolument rien. C’est le cas d’Alain Armengol : « j’ai commencé à 17 ans, c’était ma vie, ma jeunesse, ma vigueur. J’en ai 51, je n’ai qu’un CAP et pas grand-chose ne se présente, je me fais du souci ». Ses droits chômage prennent fin en septembre. Ousseynou Diouf, lui, fait de l’intérim et se dit « dans la merde » avec les traites de sa maison à payer. Quant à François Roselli, il est en CDD chez Labinal, l’entreprise de connectique aéronautique restée dans le giron de la SNECMA (aujourd’hui Safran). « Je suis dans la précarité, je passe quelques nuits sans dormir, surtout quand je pense que mon ancien travail aurait pu être pérenne ».
L’association poursuit ses combats
Reste que malgré le sentiment d’impuissance face à l’ogre américain, la lutte n’a pas été vaine. Elle aura permis la reprise partielle de l’activité sous l’appellation VMI et la sauvegarde de 46 emplois. Surtout, l’affaire Molex a engendré une prise de conscience des collectivités. Menacée de délocalisation au Maroc, Labinal est resté à Villemur dans un site flambant neuf et une nouvelle zone industrielle est en train de voir le jour. Ou comment les Molex, forts d’une vision dépassant largement leurs situations personnelles, ont mis sur la table le thème de la réindustrialisation. Bien avant qu’il ne devienne un sujet majeur de la présidentielle. Ils n’ont pas été entendus et aujourd’hui Peugeot fait venir ses boîtiers de Chine ou des États-Unis. C’est pour cela que l’Association Solidarité Molex continue le combat, cultivant la mémoire de la lutte. Et tandis que 188 anciens salariés contestent encore leur licenciement économique devant les prud’hommes, l’association se soucie aussi du sort des Industries Alimentaires de Villemur, anciennement Brusson, fabriquant des célèbres cheveux d’anges. « C’est Brusson qui a donné l’électricité à Villemur, avant même qu’elle soit installée à Toulouse » raconte Patrick. Aujourd’hui, il n’y reste que 7 salariés.
Molex en quelques dates
Années 40 : Pierre Compte, qui a créé la SGE (Société Générale d’Équipement) dans les années 20, s’installe en zone libre dans une scierie désaffectée de Villemur.
1991 : l’usine devient Labinal-Villemur
1992 : l’activité connectique automobile devient Connectiques Cinch
2000 : la Snecma rachète les activités automobiles de Labinal
2004 : la Snecma cède l’activité de Cinch à Molex, malgré un avis défavorable du CE.
23 octobre 2008 : Molex annonce la fermeture du site de Villemur.
14 septembre 2009 : Molex accepte un repreneur, le fonds de pension HIG
24 septembre 2010 : 188 salariés saisissent les Prud’hommes pour contester le caractère économique de leur licenciement.
Octobre 2010 : Molex menace de ne pas honorer le plan social, si les salariés ne renoncent pas à leur recours aux Prud’hommes.