
par Grégoire Souchay sur www.frituremag.info
Un matin, à l’aube, gare Matabiau, un TER à destination de Latour de Carol. C’est là, dans l’atmosphère ouatée d’un train régional, que se déroule l’aventure humaine quotidienne de ceux et celles qui migrent le temps d’une journée au Pas de la Case, dans la Principauté d’Andorre, dans ce pays où les clopes sont moins chères pour ceux qui galèrent. Récit.
6h 55 : ascenseur antisocial
« Il faut toujours rester honnête dans la vie ». A 46 ans, Abdel est marié et père heureux d’une petite fille. « Dans tous les bars, j’ai toujours payé, toute ma vie ». Sauf que comme ces autres personnes « égarées par Babylone », il va par nécessité deux fois par mois acheter son tabac au rabais de l’autre côté de la frontière. « Je travaillais dans les ascenseurs. Et puis à force de porter des rails, j’ai eu des problèmes de santé, les jambes, puis le dos, la sciatique. Ce travail, ça m’a brisé », au sens propre comme au figuré. Sa femme, en contrat emploi solidarité (CES) dans un hôpital, lui donne 100€ par mois, « pour mes loisirs personnels ». A cela s’ajoute un RSA même pas complet et de maigres allocs « sans quoi, je m’en sortirais pas ».
8h45 : pause clope, le minimum syndical
Mehdi, 35 ans, m’explique pourquoi tout est si calme : « le RMI tombe aujourd’hui. Si t’étais venu ce week-end, tu les aurais vues les vedettes ! ». Arrive Karine, un poil énervée. Je lui demande pourquoi tant de gens ne payent pas ce voyage qui revient à 40 euros l’aller-retour, en temps normal : « On s’est battu pendant des années avec les syndicats de chômeurs et les précaires ». La victoire : 60 déplacements gratuits par an pour les précaires en Midi-Pyrénées. Karine reprend : « Cent euros de gagnés sur les clopes pour nous, autant que la collectivité n’aura pas à payer ». Sylvia, jeune de 22 ans, intervient : « Moi, je ne suis pas allée les demander ces aides ». Honte, orgueil, dignité ? Et comme un couperet, de me répondre : « ta dignité, on te la retire dès le départ ». A l’Hospitalet, on quitte le train. C’est un peu la course pour grimper dans le bus qui termine le trajet, mais une fois installé, ça rit, ça tchatche, ils se connaissent tous, on se croirait presque en vacances. Mehdi s’exclame : « c’est pas parce qu’on est exclus qu’on doit faire la gueule ! »
11h30 : Le centre commercial à ciel ouvert
Enfin le Pas de la Case. Si le village n’est pas très grand, il s’agit bien d’un temple de la consommation : chaque baraque est exclusivement consacrée au commerce : tabac, vêtements, produits alimentaires, bijouteries... Primer Preu, la bonne affaire, c’est la course à celui qui sera le moins cher. Pour le visiteur, le rituel semble bien réglé. D’abord, on boit un café en fumant une bonne cigarette à l’intérieur du bar. « Ici, c’est pas comme en France » me rappelle Abdel. Ensuite, chacun fait ses emplettes dans son coin. Les commerces ressemblent moins à des supermarchés qu’à des petites échoppes familiales, avec un vendeur que l’on connait, avec qui on peut prendre le temps de discuter et parfois négocier une petite ristourne. « C’est bien parce que c’est toi ! » qu’il dira. Sauf que les rayons sont ici garnis des centaines de cartouches de cigarettes de toutes les marques possibles et imaginables. Les courses terminées, Mehdi m’emmène dans son restaurant habituel où pour 10 euros, le buffet est à volonté. Alors qu’il se verse un nouveau morceau de viande dans une assiette déjà bien pleine, il me sourit : « Comme ça, j’aurais pas besoin de manger ce soir en rentrant ». A peine un instant pour digérer ce festin royal que voilà déjà l’heure de prendre le bus du retour. Avant de monter, on fume une petite blonde dans l’air frais de l’altitude. Un vieil homme m’affirme avec fierté : « en hiver, il peut faire jusqu’à moins vingt degrés, mais on vient quand même ! »....
La vie rêvée des frontaliers
Au Pas de la Case, il n’y a pas de taxe sur la valeur ajoutée, ou TVA, ce qui permet d’afficher des prix largement inférieurs à la France. En moyenne, une cartouche de cigarettes, soit dix paquets, coûte 20 euros. Avec 6 euros en France, le calcul est vite fait. Cependant, chaque augmentation du prix du paquet en France, comme le 17 octobre dernier, est répercutée sur place, parfois même par anticipation. Pour les autres produits, c’est la même histoire : déodorant à moins de 2 €, sucre, riz, pâtes, de marque au prix du discount. Quand le moindre euro compte à la fin du mois, même le liquide vaisselle ou le papier toilette sont l’objet de réductions. Chacun prévoit pour un voyage environ 80 euros de budget pour le repas, le bus aller-retour, les cartouches et les à-côtés. Le gain est de taille : pour un paquet par jour, cela représente 100 euros économisés sur le mois, une somme non négligeable quand on vit sous le seuil de pauvreté. L’envers du tableau ? Ici, tout se monnaye. Avec 1000 à 1300 euros de salaire en moyenne, les travailleurs andorrans ne gagnent certes pas trop mal leur vie, mais l’économie est entièrement privatisée : santé, éducation, crèche, il faut payer pour tout, et ce, avec des horaires de travail plus étendus qu’en France. Et dans la bourgade ultralibérale, il n’y a rien d’autre à faire, à part travailler : pas de cinéma, de lieu culturel, et un seul vendeur de journaux. Le simili paradis pour fumeurs éclopés n’est pas celui des travailleurs.
- L’intégralité de l’article sera à découvrir dans le magazine papier : sortie le 16 novembre !