Me voilà bien emmerdé. « Décris un bon repas » qu’on m’a dit. Vous croyez que c’est avec ce que nous donne l’économie sociale et solidaire qu’on a l’occasion de se faire des gueuletons de tous les diables pour écrire nos chroniques ? Quelle blague. Imaginez tiens, ce midi, le dilemme cornélien, le choix fatidique : pâtes au gruyère ou pâtes au jambon ?

Par Grégoire Souchay sur www.frituremag.info
Le saupoudrage discret des fécules avec de l’emmental discount fraîchement coupé depuis des semaines ou de la cochonnaille top budget™ découpée en grosses lamelles de forme parallélépipède rectangle, toutes semblables les unes aux autres et alignées telles un corps guerrier en rangs serrés au milieu du champ de macaronis au beurre qui s’ouvre devant mes yeux ?
« Décris un bon repas à la campagne ». On y est camarade ! Car d’où vient ce kilo de gruyère sinon de l’amour tendre et frais d’un jeune garçon-vacher enivré d’air alpin au pied du Canigou (vu à la TV) et dévisageant l’horizon en pensant : boudiou ce qu’on est bien. Quoi, l’emmental c’est en Suisse ? Ce n’est pas dans la ligne éditoriale du canard ? (En magret, c’est meilleur). Allons bon. Alors prenez le jambon, où tout est bon : c’est quelque part un peu de l’âme de Porkinette, cette noble truie de 250 kg qui gambadait légèrement sur les hauteurs des plateaux du Levezou dans une ferme bio et autogérée inscrite dans une démarche de développement de proximité !
Mais je dis graisse. Il me faut donc vous entretenir du repas, de ce que c’est que de bien manger dans le Sud et à la campagne, et comme c’est le centre du monde perdu d’où je proviens, parlons de l’Aveyron, con. A se demander si Laguiole (on ne prononce pas le g, vous savez qu’on est trop radins) n’a pas une pub dans la page d’en face. Justement donc. Vous voyez ce que je viens de vous conter sur le jambon, sur le gruyère. Eh bien, c’est ça d’avoir vécu dans la ruralité rouergate toute sa tendre jeunesse, immergé dans ces appellations d’origine contrôlée qui nous sont si chères (surtout en grande surface). D’avoir vu les vaches pondre des briques de lait et les poules mettre au monde de mignonnes petites omelettes. C’est de savoir en toute circonstance relier le local et le global. Le pot de Yop et le pis de la vache. La fraise Tagada™ et Porkinette, encore elle. Tiens voilà un débat essentiel pour le début de l’année : la fraise Tagada™, gélatine à base de graisse de porc, est-elle hallal ?

Photo Emmanuel Grimault
Venir de la campagne, c’est aussi être ému, à la fin du repas, par cet autre met incontournable : le ruminant qui s’esclaffe, le bœuf qui se gausse, bref la Vache qui rit. Ce produit écologique avant l’heure, issu du recyclage des déchets des autres produits fromagers, une quintessence de Roquefort mélangée à de la croûte du Cantal et agrémenté d’un zeste d’Ossau Iraty (AOC). Et de retrouver ce lien direct avec la nature, ce goût unique, que jamais le Babybel n’égalera. JAMAIS ! Il faut bien le dire : jeunesse (et vieillesse aussi) on vous a menti. Balivernes que ce divin et mythique terroir ! L’authentique et subtile préparation d’aligot-estofinade aux tripoux et farçous avec une sauce aux respounchous, un plat bien de chez nous ? Tu parles, Charles. Rien que les patates, croyez qu’elles viennent d’où ? De ch’Picardie ! J’l’sais, j’y vis, j’les vois bin tout l’jour durant. Et même qu’avant ça, elles ont au moins traversé une fois l’Atlantique, il y a de ça plus de cinq siècles. Produits frais mes fesses ! Quel gâchis, Parmentier !
Me faites pas le couplet sur les légumes. Je revois cette scène traumatisante de mon enfance, quand en réunion annuelle dans la maison familiale, arrive devant nous cette sempiternelle plâtrée de légumes, si verts, si natures, si locaux, si bios … qu’ils en devenaient absolument répugnants. Des blettes, des salsifis, des choux de Bruxelles (ça vient du Ségala peut-être). Et pour le fromage ? Au risque d’être couronné d’hérésie, puis-je vous rappeler que, le Roquefort, on le fait moisir pour qu’il soit bon ? Ce fromage si cher qu’on en dit à la Capitale ou au Capitole : « Franchement, tu vois, c’est tellement pas le fromage que tu payes, mais les champignons (et pas ceux de Paris) ». Et pour le dessert, une petite rouergaterie, symbole de l’abondance et de la bonne gastronomie ? La fouace, cette brioche si dense qu’une bouchée suffit à emplir l’estomac et le gonfler, telle une éponge. On raconte que la NASA s’intéresse de près à sa recette afin de nourrir ses astronautes pour les futurs voyages sur Mars. Sans dec’.
Vraiment, désolé, mais les plats du cru, moi j’y crois plus, et ma maigre bourse non plus. Le voilà, le terrible danger de la néo ruralité, voilà à quoi s’exposent tous ceux qui rentrent au pays : à se retourner l’estomac et les talons avec et se vider les poches d’un RSA lâchement spolié sur le dos des honnêtes ramasseurs de betteraves sucrières dans les petites exploitations familiales de cinq cent hectares. Alors, foi de rural repenti, vive le pigeon biset rôti au gaz carboné (qui me tombe parfois directement du toit dans l’assiette). Lui au moins, il est gratuit. Et bon appétit. « Tu colles pas au sujet » me souffle le patron. Mes pâtes au jambon, si.