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Le 10 juin 1924, le député socialiste italien M. Giacomo Matteotti est enlevé en rue, entre son domicile et la Chambre des députés, puis assassiné. Une dizaine de jours plus tôt, il avait, au Parlement, devant le chef du gouvernement M. Benito Mussolini, prononcé un discours fleuve qui décortiquait les exactions, corruptions et menaces commises par le régime. Le cadavre du député sera retrouvé deux mois plus tard. L’évènement provoque de nombreuses réactions publiques dans le pays et à l’étranger, mais, après quelques mois où le pouvoir vacille, les lois ‘’fascistissimes’’ de 1925 et 1926 mettent fin au régime parlementaire et la dictature de M. B. Mussolini devient totalitaire.
1. Une journée d’études sur M. G. Matteotti à l’ULB
Pour mesurer l’héritage de M. G. Matteotti et les conséquences de son assassinat cent ans après, le Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches (CHSG) de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) a organisé, à l’initiative de Mme Anne Morelli, professeur d’histoire émérite de l’ULB le 5 juin 2024 une journée d’études ‘’Il y a 100 ans, le fascisme italien dévoilait son vrai visage : L’assassinat le 10 juin 1924 de Giacomo Matteotti, député socialiste’’, à laquelle ont assisté plus de soixante personnes.
Lors de la session de la matinée, Mme A. Morelli a ouvert la journée en retraçant la biographie de M. G. Matteotti : ses origines, son ascension politique au PS où il côtoie M. B. Mussolini, son positionnement anti-belliciste durant la Grande Guerre et ses dernières semaines, marquées par d’abord plusieurs voyages à l’étranger d’où il ramène des documents sur la corruption du régime avec le monde économique et son passage en Belgique le 20 mai 1924, puis son discours au Parlement italien le 30 mai et enfin son assassinat par des membres du Parti National Fasciste (PNF).
M. Pierre-Marie Delpù, historien, professeur à l’ULB, a replacé le ‘’culte’’ de M. G. Matteotti dans l’évolution de la notion de ‘’martyr politique’’ aux XIX et XXes siècles, devenue, dans toutes les cultures politiques, un instrument de propagande et de légitimation, incluant une dimension épique (héroïsme/résistance) et une composante victimaire (mort/souffrances). Dans ce contexte, il souligne la démarche quasi-religieuse, avec l’emploi de termes comme ‘’saint’’, ‘’icône’’, ‘’sacrifice’’ appliqués à une dimension laïque.
M. Giacomo Colaprice, historien de l’Université de Bari a fait un vaste tour d’horizon des exemples du souvenir de M. G. Matteotti dans la presse et surtout dans l’espace public dans le monde après son assassinat : statues, bâtiments (Buenos Aires, Wien, …), places et rues, notamment dans les Hauts-de-France et en Belgique, terres d’immigration italienne, évoquant également la vague de débaptisation de ces espaces en particulier sous le régime de Vichy en France.
Quant à M. Joffrey Lienart, historien, archiviste à l’Institut Emile Vandervelde (IEV) de Bruxelles, il a exploré les fonds du Parti Ouvrier Belge (POB, devenu Parti Socialiste Belge) et décortiqué les 5.000 pages consacrés à M. G. Matteotti dans 5 journaux socialistes francophones et flamands du pays pour mesurer l’ampleur du ‘’culte Matteotti’’ chez les socialistes belges. Pratiquement inconnu en 1923 et peu cité jusqu’en mai 1924, M. G. Matteotti fait l’objet, après son enlèvement, jusque vers 1935, d’un mythe construit par les socialistes belges, de façon majoritaire, mais pas exclusive, du côté francophone de la frontière linguistique. Ceci culminera avec la décision en 1927 d’ériger à Bruxelles un Mouvement Matteotti, qui sera transféré à Wasmes (Hainaut) dans les années 1970.
Durant la pause de l’heure de table, les participants étaient conviés à une visite de l’exposition ‘’artisanale’’ sur M. G. Matteotti, préparée et présentée par Mme A. Morelli et accueillie dans les bâtiments de la Bibliothèque Universitaire (NB) de l’ULB. Les six vitrines, concoctées avec l’aide de plusieurs centres d’archives regroupent de nombreux exemples, principalement belges, ‘’des échos en Belgique de l’assassinat de G. Matteotti’’. Unes de journaux et articles de presse, plaques de rues dans l’espace public, buste et cartes postales à l’effigie du député, biographies, ouvrages liant son martyr à celui d’autres figures ‘’socialistes’’ de l’époque, livre publié par son assassin, accompagnés d’affiches et de cartels détaillant ces différents témoignages facilitent la compréhension de l’impact émotionnel provoqué, dans le camp ‘’progressiste’’, par l’évènement.
La première intervention de l’après-midi, en miroir de la dernière de la matinée, par M. François Belot, archiviste au ‘’Centre des archives communistes, pacifistes, de solidarité internationale et de lutte contre le colonialisme et l’apartheid, en Belgique’’ (CARCOB), a mis en lumière les réactions des communistes belges face à l’assassinat, entre 1924 et 1929. Les témoignages communistes de l’époque, exclusivement, pratiquement, dans ‘’Le Drapeau rouge’’, ramènent systématiquement l’évènement à l’écrasement subi par la classe ouvrière dans son ensemble depuis l’avènement de M. B. Mussolini. M. G. Matteotti n’est qu’un ‘’martyr’’ parmi de nombreux autres, sa particularité étant finalement d’avoir été un social-démocrate d’exception, dans le sens où, en combattant, il s’est démarqué des autres socio-démocrates, perçus comme des alliés objectifs du fascisme, l’ayant finalement trahi.
Fulvio Conti, Historien à l’Université de Firenze (Italie) a apporté un éclairage fascinant sur le rôle de la franc-maçonnerie italienne dans l’accession au pouvoir de M. B. Mussolini et les tentatives de certaines loges, après l’assassinat de M. G. Matteotti, pour organiser un sursaut et une défense des libertés face à l’instauration de la dictature. Le soutien des deux principales obédiences, le Grand Orient d’Italie et la Grande Loge d’Italie, au futur ‘’Duce’’, qui porte les valeurs d’ordre, de patriotisme (dans le cadre de l’unité nationale italienne) et, à ses débuts, de laïcité ne sera remis en cause véritablement que par la première, lorsque l’incompatibilité de la franc-maçonnerie avec le PNF sera proclamée et que le régime s’alliera avec l’Eglise pour aboutir aux accords du Latran (1929).
Enfin, M. Stefano Gallo, historien de l’Institut des Etudes de la Méditerranée (Rome), a analysé chronologiquement la mémoire conservée en Italie de M. G. Matteotti après le fascisme en répertoriant trois périodes distinctes : de 1943 à 1947, le mythe Matteotti sort de la clandestinité : en 1945, ce nom ‘’envahit’’ l’espace public italien, 4ème patronyme de rues, après M. G. Garibaldi, M. G. Mazzini et M. Dante Alighieri ; en 1947, la guerre froide en Europe gèle le mythe et jusqu’en 1980, M. G. Matteotti est une icône vide : l’accent est mis sur le crime (Cf. film ‘’L’affaire Matteotti’’ - 1973), élément isolé dépouillé des parcours et messages politiques de l’homme. S’ensuivra, à partir des années 1980, une lente redécouverte notamment de son anti-bellicisme et de son intransigeance face au fascisme.
Les échanges avec la salle ont ponctué cette journée. Il en ressort que l’action politique de M. G. Matteotti a été effacée par sa destinée, transcendée par les évènements tragiques autour de sa mort, qui ont finalement élevé sa personnalité à une reconnaissance internationale, encore longtemps après, mais avec une postérité très confuse de manière générale par rapport aux faits historiques. Comment, par exemple, ne pas être choqué par l’exemple apporté par M. G. Colaprice, de l’inauguration d’un buste Matteotti à Béziers (France), par les autorités locales, pourtant totalement apparentées à la communauté idéologique de l’extrême-droite française du XXIe siècle ?
2. Quelle résistance à l’extrême-droite, cent ans après Matteotti ?
L’exposition montre un exemplaire du journal ‘’Le Soir’’ du 18 juin 1924, journal francophone non socialiste, (‘’Le plus fort tirage des journaux belges’’) proclamant en titre « En tuant Matteotti, on a tué le fascisme ». Nous ne pouvons être que fascinés par la répétition, à l’identique, à cent ans d’intervalle, de comportements mortifères des décideurs politiques et du décalage complet entre les élites et leurs courroies de transmissions médiatiques face à la réalité du danger.
Dans mes cours en secondaire sur le fascisme italien, j’indique que cet assassinat est un tournant décisif du régime, instrumentalisé par le chef du gouvernement pour mettre fin au parlementarisme maintenu jusque-là et basculer dans une dictature totalement assumée, y compris concernant le crime. L’un de mes objectifs est de susciter la réflexion des élèves sur la résistance politique au totalitarisme et la responsabilité qui incombe aux citoyens de la collectivité, de confier la conduite des affaires publiques à des femmes et des hommes profondément attachés aux institutions démocratiques et représentatives.
Dans ce contexte, quelles réflexions peuvent susciter sur l’état actuel du paysage politique européen l’assassinat de M. G. Matteotti et ses conséquences ?
Ce 10 juin 2024, comme prévu, les extrêmes-droites européennes, héritières des fascismes de l’entre-deux-guerres, par leurs filiations en lien avec d’anciens cadres des partis de l’époque, par le soutien aveugle en provenance des capitaines d’industries et décideurs financiers et par leurs messages de haine envers les masses populaires, les précarisés et les minorités, se positionnent au Parlement Européen comme arbitres de la politique de l’Union Européenne pour les cinq ans à venir. Face à cette situation, la Présidente de la Commission européenne, candidate à sa reconduction au nom du Parti Populaire Européen (PPE), préfère claironner dans la presse son bonheur de voir son parti national, les conservateurs allemands, reconquérir les votes plutôt que de constater les dégâts causés par les institutions européennes dans le paysage politique à l’échelle du continent et d’en tirer les conséquences personnelles. Son objectif à court terme est de rallier la Présidente du Conseil italien, Mme Georgia Meloni, héritière des partis politiques issus du fascisme italien, si possible au PPE, sinon sur son nom lors du vote de désignation du prochain chef de l’exécutif européen. Ainsi, il est désormais clair que les déterminants d’action pour les cinq années à venir au niveau de l’initiative législative européenne sont clairement à l’extrême-droite. Dans ce contexte, les gouvernements des Etats membres, au Conseil des ministres, auront beau jeu de faire valoir leurs prétendues ‘’résistances’’ à une ‘’brutale machine bruxelloise’’, pour mieux appliquer leurs propres agendas économiques et sociaux d’accroissement des inégalités financières et de démantèlement des services publics.
En ce sens, la décision du Président de la République française, M. Emmanuel Macron, de provoquer des élections législatives anticipées, confirme sa volonté, sous-jacente depuis son arrivée à la magistrature suprême, de faire confiance au camp réactionnaire et à l’extrême-droite pour conserver le pouvoir politique. Désavouant violement son premier ministre, nommé depuis quelques semaines à peine et pourtant adoubé, dans la campagne qui vient de s’écouler, comme prétendu rempart aux nationalistes, M. E. Macron ne fait que poursuivre son action durant ses sept années à la tête du pays, orientée vers une dérégulation financière et une privatisation rampante intégrales, la destruction systématique du contrat social, dans tous les domaines, policier, justice, santé, enseignement, … et l’accoutumance publique à la haine comme mode opératoire, tant au point de vue domestique qu’international.
Le macronisme exalte le nationalisme et le patriotisme à leur paroxysme pour tenter de masquer son libéralisme économique intensif et sa volonté forcenée de désintégration sociale. De manière assez logique, le tour de vis autoritaire, encore plus marqué après sa réélection en 2022, tout particulièrement depuis la nomination de M. Gabriel Attal à la tête du gouvernement, mobilise tous les instruments liés à l’expression concrète de ce nationalisme. Un de ces marqueurs est le délire médiatique orchestré autour du parcours de la flamme olympique, au détriment, par exemple, des enjeux du changement climatique, de la dégradation de la qualité de vie et du bien-être social des citoyens ou des déflagrations guerrières en Ukraine et en Palestine. Historiquement, l’allumage de la flamme à Olympie, puis le parcours de celle-ci dans différents lieux du pays organisateur sont apparus pour la première fois à l’occasion des Jeux Olympiques de 1936 de Berlin, instrumentalisés par les nazis au service du Troisième Reich allemand. Toutes proportions gardées bien entendu sur la nature des deux régimes, le mécanisme à l’œuvre aujourd’hui auprès des Français par les ‘’responsables’’ politiques, les forces économiques et leurs relais médiatiques est de provoquer une adhésion aveugle à une cohésion nationale, camouflée sous le qualificatif de ‘’populaire’’, largement fictive, compte-tenu des préoccupations toutes autres de la grande majorité de la population.
Par principe, l’historien se garde de plaquer les expériences du passé pour expliquer et juger les situations du présent. Il ne peut cependant se taire quand les faits historiques fournissent une saine réflexion, utile, sur l’actualité. La violence subie par les démocrates italiens sous le régime de M. B. Mussolini et, de manière globale, l’émergence, à la faveur d’échéances électorales, dans des contextes de crises économiques et sociales profondes, des fascismes totalitaires dans l’Europe des années 1930 n’auraient-elles pas pu amener les dirigeants politiques, industriels, financiers et médiatiques à anticiper la situation actuelle en France et en Europe ?
L’assassinat de M. G. Matteotti nous rappelle cruellement comment se concrétise l’alliance de l’avidité du capitalisme financier et de la haine humaine de l’extrême-droite. Bon anniversaire, Giacomo !
Mise à jour - 4 juin 2025
Les cahiers de l'IRW ont publié un compte-rendu in extenso de 40 pages de la journée du 5 juin 2024, comprenant également des illustrations tirées de l'exposition temporaire à l'ULB. Cette revue gratuite peut être consultée au lien suivant : https://matribune.be/matteotti-et-nous/