AVERTISSEMENT : Ceci est une fiction. Tout ce qui est narré ici n’a pas été vécu
Cher Monsieur Aïtmatov,
Une balade en forêt, un après-midi de cette fin de printemps magnifique, m’a donné envie de vous raconter l’histoire de notre rencontre, il y a quelques semaines, pourquoi elle fut si belle et pourquoi, malheureusement, je n’aurai sans doute plus la chance à l’avenir de faire de telles découvertes.
En réalité, ce n’est pas vraiment vous que j’ai débusqué, comme on surprend un chevreuil à l’orée d’un bois ou une truite au détour du tourbillon d’une rivière. C’est votre roman Djamilia que j’ai saisi parmi des milliers d’autres livres ; notre rendez-vous fut uniquement et purement imaginaire.
Il y a plus de dix ans que vous n’êtes plus de ce monde et je suis étudiant d’une très réputée université Bruxelloise. Lorsqu’on étudie sur un tel campus et que l’on se retrouve avec du temps devant soi entre deux sessions de cours, le choix ne manque pas quant aux opportunités d’évasion. Fin février ou début mars, je ne me souviens plus très bien, la drache était tout ce qu’il y a de plus belge. Ce jour-là, comme à chaque fois qu’un enseignement s’est achevé et que je me sens d’humeur à rêvasser plutôt qu’à travailler, je me suis attardé dans la partie de la Bibliothèque Universitaire où s’accumulent les romans. Après avoir trouvé un endroit pour poser mes affaires, j’aime, pour ne pas avoir le réflexe d’ouvrir immédiatement mon ordinateur, me promener un moment dans les rayonnages, pour repérer des livres évoqués par des professeurs ou, plus simplement, pour découvrir les trésors accumulés dans ce lieu. Ne me demandez pas pourquoi en cet après-midi maussade, j’ai pris, parmi tant d’autres romans sur l’étagère, Djamilia ; je n’en sais rien. Est-ce l’appel de ce prénom, à l’évidence féminin et exotique ou l’impression qu’il m’apparaissait, a priori, peu assorti à votre patronyme imprononçable ? Peu importe ; j’ai commencé à parcourir les premières pages, debout, dans le passage entre les deux rayons. Puis, intrigué, j’ai ramené le livre avec moi, me suis installé sur une chaise et j’ai passé le reste de mon temps disponible à lire de larges extraits. L’heure venue de quitter l’endroit, j’ai laissé votre œuvre sur place, avec le projet de terminer cette découverte lors d’une prochaine occasion. Puis, comme souvent, l’esprit préoccupé par d’autres sollicitations, l’intention, ferme, s’est diluée, est devenue vague et finalement, je n’ai jamais repris cette lecture interrompue.
Il y a quelques jours me sont revenues les émotions procurées par Seit, Djamilia, les paysages kirghizes et les sentiments violents qui traversent le livre. Et j’ai soudain réalisé la chance que j’ai eue alors. Car je n’aurai plus cette opportunité. Je me retiens d’écrire « plus jamais ». Mais je ne suis pas très optimiste. Parce que le campus a été vidé et la bibliothèque barricadée. La faute à une pandémie. Une bonne grosse pandémie qui, en quelques heures, a renversé sans coup férir toutes les libertés les plus essentielles : fini la possibilité de sortir, de circuler, d’échanger avec ses amis, ses proches, d’avoir des liens sociaux, de dire adieu aux mourants et de porter en terre ses défunts… Les mots magiques sont devenus du jour au lendemain distanciation et barrières. Dans ce contexte, il n’y a plus beaucoup de place pour la fusion entre un auteur et un lecteur dans le creuset d’une bibliothèque. Ceux qui savent, les Sachants, ont tranché. Et personne ne semble s’être rendu compte que le cliquet qu’ils ont ainsi abattu dans le bel ordonnancement de nos vies étudiantes insouciantes est irréversible.
Un jour, peut-être, le campus retrouvera des étudiants et la bibliothèque accueillera des lecteurs. Mais quand ? Le vide qui a été fait semble prometteur puisque les Sachants ont déjà prévu de prolonger l’expérience inhumaine au seuil de la prochaine année académique. Dans quelles conditions ? Des dizaines de milliers de livres resteront inaccessibles à la découverte buissonnière car chaque étage ne pourra sans doute accueillir que quelques personnes en même temps, pour un temps probablement très limité…
Le pire n’est jamais sûr, m’a-t-on souvent dit. Pourtant, l’impression ne me quitte pas qu’il est devenu inéluctable. Car, cher Monsieur Aïtmatov, je n’arrive pas vraiment à imaginer la prochaine étudiante ou le prochain professeur qui, par un pur hasard, tirera quelques heures vos créatures des murailles de papier qui les emprisonnent. Et surtout, de manière beaucoup plus égoïste, je ne parviens pas à me projeter, à nouveau, prochainement, entre les étagères d’un lieu où j’appréciais, en déambulant me procurer quelques heures d’un plaisir encore inconnu et totalement inédit.
Les Sachants ont toujours raison, Monsieur Aïtmatov. Vos écrits sont désormais accessibles par écran interposé. Même le film qui a été tiré de votre roman est téléchargeable, vous rendez-vous compte ? Mais le plaisir de la découverte, la joie d’un hasard bienveillant qui m’a fait croisé votre route, comment comptent-ils me le vendre ? Vos mots ne sont devenus que denrées consommables pour eux, mais vos personnages, vos espaces, votre imaginaire et vous, valez bien plus que ça pour moi. Et finalement, je ne peux que me féliciter d’avoir pu faire votre connaissance, de la manière la plus fortuite et humaine qui soit, cette rencontre exhalant un gout de liberté extraordinaire que ma mémoire a essayé de reproduire dans ma lettre.
Bien à vous,