Etterbeek est une commune belge de la région Bruxelloise. Elle compte 26 noms de rues liés au passé colonial du Royaume, ainsi que plusieurs bâtiments et monuments y faisant référence.
En juin 2020, dans le contexte de l’assassinat de Georges Floyd aux Etats-Unis et de réactions citoyennes associant le racisme systémique de la société et l’histoire africaine de la Belgique, les autorités communales prennent plusieurs initiatives sur la présence de traces coloniales dans l’espace public :
. onze rues ‘’coloniales’’ d’Etterbeek sont, ‘’provisoirement’’, nominativement dédoublées, avec le nom de ‘’femmes résistantes’’ ;
. un historien ‘’spécialiste de l’histoire coloniale’’, ‘’chargé du lien avec les habitants’’ est embauché par la commune grâce un projet sur quatre ans cofinancé par les autorités régionales, les instances universitaires et des mouvements associatifs ;
. une commission mixte participative (CMP) composée d’élus communaux et de citoyens de la commune, tirés au sort après un tri préalable, est chargée d’émettre des recommandations sur ‘’le maintien des traces de l’histoire, leur contextualisation ou leur modification’’.
Le 18 septembre 2023, après un an et demi de travaux, deux rapporteurs ont présenté les conclusions et recommandations de la CMP au Conseil communal qui a, ensuite, eu un débat sur cette question[1].
Sous l’angle de la place de l’historien dans la société et de l’usage de l’histoire par les pouvoirs publics, quelques remarques peuvent être tirées de cette expérience très spécifique de démocratie participative sur le passé colonial :
- La chape de plomb scolaire, médiatique, politique et sociale coulée sur le passé colonial dans la société belge au moment des indépendances (1960-1962), pèse très lourd dans les débats en 2023.
Les travaux scientifiques depuis une trentaine d’année permettent une connaissance assez fine du passé colonial de la Belgique. De nouvelles recherches apportent toujours des savoirs complémentaires, mais le tableau actuel, globalement et dans de nombreux détails, est à la fois clair, précis et très largement partagé par les historiens spécialistes de cette question[2].
Pourtant, la société belge refuse d’affronter l’histoire en face : le monde politique, impliqué par les travaux de la Commission parlementaire sur la question[3], agit comme si l’histoire coloniale du pays n’avait pas encore été écrite !
De même, lors de la première réunion de la CMP d’Etterbeek, le tableau objectif présenté par les deux historiens appelés à présenter le contexte a choqué à la fois les élus communaux et les citoyens participatifs qui, malgré l’apparent flot d’informations médiatiques, semblaient découvrir la réalité de la colonisation. Ainsi les historiens auraient ‘’figé le débat’’ ( ?!) dès cette première réunion, ‘’provoquant le clivage’’ entre partisans des retombées positives et dénonciateurs des conséquences négatives de la présence belge en Afrique, séparant les membres de la CMP en ‘’deux camps’’, les ‘’pro-‘’ et les ‘’anti‘’. Les partis politiques, dans leurs discours au Conseil communal, rejettent la faute de l’enlisement initial de la CMP sur les ‘’académiques’’, alors même que l’un des soins premiers de la plupart des historiens coloniaux est pourtant de veiller à ne pas se positionner en juges (‘’c’est bien’’ selon la rhétorique zemmourienne ou ‘’c’est mal’’ en termes afro-descendant).
- Odonymie et toponymie ne peuvent pas refléter l’histoire, elles relèvent exclusivement de la mémoire.
Les historiens ont présenté le contexte d’appellations des rues coloniales, lié à la forte présence d’infrastructures militaires sur le territoire de la commune, qui de surcroit, s’est fortement densifiée d’un point de vue urbain au XXe siècle entre les deux guerres, durant un temps fort de la propagande coloniale. Entre autres facteurs, la volonté des habitants de l’époque a joué.
Les travaux de la CMP ont connu un tournant décisif, selon les propos d’un représentant politique, lorsque les historiens ont été mis de côté et qu’il a été fait appel à un journaliste, auteur d’un ouvrage sur les souvenirs de Congolais entre les années 1940 et 1960[4]. Cette séance semble avoir ‘’remis l’église au milieu du village’’ : en clair, les propos rapportés de témoins correspondent davantage à la vérité que les constatations scientifiques. Même si on peut noter que la colonisation de l’Afrique centrale par une souveraineté belge s’est exercée de 1885 à 1960, une réalité s’impose : la vision politique et sociale de la colonisation doit reposer sur la mémoire et non sur l’histoire, sur la perception ressentie par la majorité des habitants, même s’ils n’ont pas la vision totale, ni les informations complètes sur ce qui est historiquement avéré[5].
- En histoire également, toute décision politique est dictée par l’intervention de cabinets-conseils.
De l’avis de tous les participants de la CMP présents au Conseil communal, il n’est pas possible d’organiser des débats de démocratie participative sans l’intervention d’un cabinet-conseil de consultants externes. Celui qui a été appelé en plein milieu des travaux a recouru à des intervenants, certes non scientifiques, mais approuvés par les membres de la CMP et a organisé les votes sur les recommandations à présenter au Conseil communal.
Curieusement, personne ne semble s’interroger sur l’organisation initiale des travaux, la convocation d’historiens au sein de la CMP en concurrence avec les travaux d’un autre historien rémunéré par un projet parallèle, dont le budget n’est pas connu et récemment abandonné pour des raisons obscures. Personne ne semble se demander pourquoi l’intervention du cabinet-conseil n’a pas empêché la défection en masse des participants, entrainant une suspicion de non-représentativité du rapport final. Enfin, il n’y a pas de remise en cause formelle des recommandations rédigées par le cabinet-conseil et votées par la CMP, bien qu’aucun débat de fond sur leur contenu n’ait pu avoir lieu avant les délibérations.
En tant qu’historien, il convient à nouveau de constater la réalité : l’instrumentalisation du passé colonial est, avant tout, un outil marketing, médiatique et économique au service du pouvoir politique ; la connaissance de cette histoire pour éclairer les citoyens quant à leurs choix politiques et sociaux est secondaire.
En conclusion, le Conseil communal, dans son ensemble, se montre globalement satisfait du rapport et examinera la suite à donner aux trois recommandations :
- Organiser un évènement thématique et artistique etterbeekois sur la décolonisation,
- Contextualiser, par divers outils d’information, les actions posées par les personnages (coloniaux ou non) dont les rues et monuments portent le nom,
- Contextualiser les traces de l’époque coloniale, avec la rédaction des contenus par un panel d’experts, à partir notamment, mais pas seulement, des archives.
D’éventuelles adaptations ou modifications des noms de rues et des monuments existants, options clairement rejetées par la CMP (et qui, accessoirement, relèvent d’une procédure impliquant d’autres institutions officielles) sont, à ce stade, écartées.
Pendant ce temps, les actions contre les représentations coloniales à Etterbeek se poursuivent[6].
[1] Des extraits du rapport sont disponibles publiquement sur le site internet de la Commune [En ligne] https://etterbeek.brussels/sites/default/files/publications/notes/2023-02/20230918_NE_COMPL_Publiques.pdf (Consulté le 19 septembre 2023) pages 77 à 91.
[2] Cf. P.-A. Tallier, M. van Eeckenrode et P. van Schuylenbergh (Dir.), Belgique, Congo, Rwanda et Burundi : Guide des sources de l’histoire de la colonisation (19e-20e siècle): Vers un patrimoine mieux partagé ! Brepols, Turnhout, 2021, [En ligne], https://www.brepolsonline.net/action/showBook?doi=10.1484%2FM.STMCH-EB.5.127294 (Consulté le 19 septembre 2023) notamment P. van Schuylenbergh ‘’Colonisation belge en Afrique centrale : Aperçu historiographique (1910-2020)’’ (pp. 88-118) et B. Piret, ‘’Eléments de chronologie’’ (pp. 125-135).
[3] Cf. documents de la Commission spéciale passé colonial et notamment les points 3 et 4 des propositions de recommandations de son Président [En ligne] https://www.lachambre.be/kvvcr/pdf_sections/pri/congo/20221122%20Aanbevelingen%20voorzitter%20def%20(004).pdf (Consulté le 19 septembre 2023).
[4] François Ryckmans, Mémoires Noires, Les Congolais racontent le Congo belge 1940-1960, Racine-rtbf.be, 2020.
[5] Un exemple (non cité en Conseil communal) : les habitants d’Etterbeek accepteraient-ils la débaptisation de la rue ‘’Baron Lambert’’ (ils ignorent certes lequel des barons est ainsi honoré, mais nombre d’entre eux sont nés dans la maternité portant le même nom), au profit de ‘’Itô Noé’’ (qui sait d’ailleurs que son assassinat, il y a tout juste cent ans, est l’œuvre d’un pouvoir japonais qui visait à faire porter aux anarchistes et aux féministes la responsabilité du tremblement de terre de Tokyo ?) ?
[6] https://www.lesoir.be/537816/article/2023-09-18/bruxelles-un-monument-colonial-vandalise-dans-le-parc-du-cinquantenaire