Dire que Trump a, depuis son entrée dans la primaire républicaine de 2016, une relation conflictuelle avec la presse et le concept même de journalisme est une affirmation aussi osée que de dire que Manuel Valls a une relation conflictuelle avec la constance et la loyauté en politique. Le concept même de fake news, qui irrigue le débat public depuis une décennie, a largement pris son essor en tandem avec celui de Donald Trump en politique. Celui-là même qui est connu pour utiliser « fake news » comme surnom pour toustes les journalistes qui ne répètent ses pas opinions avec la déférence qu’il apprécie est aussi l’une des causes principales de l’apparition d’équipes de fact-checking dans certaines rédactions. Après tout, le terme alternative facts est apparu dès le troisième jour de sa première présidence dans la bouche de sa conseillère de l’époque, Kellyanne Conway, qui invoquait ces fameux alternative facts pour justifier que Trump avait raison de dire que son inauguration avait été celle à laquelle le plus de personnes avaient assisté dans l’histoire étasunienne (ce qui était bien évidemment faux).
Mais, presque 10 ans après, la question de la vérité et du traitement des journalistes par Trump a bien changé. L’idée même de fact-checker Trump est devenue presque risible tant ce dernier ment et expose des faits imaginaires à une fréquence extrême. Et si sa première présidence a pu servir à polariser les étasunien·nes sur la question de la confiance qu’iels accordent à la presse en discréditant cette dernière en permanence, la seconde va beaucoup plus loin dans son agressivité à l’encontre des journalistes.
Une présidence pour créer un écosystème médiatique alternatif
Un côté grande gueule, qui n’a pas sa langue dans sa poche et qui est prêt à dire tout et n’importe quoi ; voilà qui une description qui représente bien le Trump de 2016, le candidat à la présidence. Dès les premiers débats entre candidat·es à la primaire républicaine, il avait su se démarquer en n’hésitant pas à s’attaquer à ses opposant·es, allant même jusqu’à les insulter face à elleux, et à inventer ses premières chimères comme lorsqu’il commença à dire que les Mexicain·es étaient toustes des criminel·les. De l’autre côté de l’Atlantique, Boris Johnson arborait une attitude assez similaire avec un style tonitruant et ses bus de campagne pour le Brexit, flanqué de sa promesse selon laquelle le Brexit allait permettre au Royaume-Uni de renforcer le NHS, son service public de la santé. Et les deux hommes se retrouvèrent en même temps à devoir faire face à des journalistes les questionnant sur leurs mensonges, essayant de leur faire avouer leurs torts. Or, s’il y a bien une chose que Donald Trump ne fera jamais, c’est avouer, voire penser, qu’il ait pu avoir tort un jour. Et plus les médias le pressaient sur ses mensonges et ses alternative facts, plus il les traitait comme des ennemis, n’accordant des interviews qu’à des médias complaisants (Fox News en fut le modèle lors de sa première présidence).
Et cette attitude eut pour effet de créer un système médiatique extrêmement polarisé au niveau des grandes institutions médiatiques étasuniennes. MSBNC, le New York Times, le Washington Post ou CNN devinrent aux yeux de Trump, et de ses électeurices, des machines à mentir, les ennemis même de la vérité sauce Trump. Et de l’autre côté, Fox News était vénéré comme l’étendard de la vérité. Les sondages d’opinions sur la confiance des étasunien·nes envers la presse s’en firent largement ressentir : en 2015, 32% des républicain·es avait confiance dans les « médias de masse » quand 27% n’avaient absolument aucune confiance en eux (les chiffres étaient alors de 55% et 16% chez les démocrates). 10 ans après, à peine 8% des républicain·es ont encore confiance dans ces médias quand 62% n’ont plus aucune confiance. Et si les sondages d’opinions ne permettent certainement pas de comprendre précisément ce qui se joue dans cette crise de la confiance envers le journalisme, ils montrent tout de même que du côté du parti républicain, il y a une défiance extrême envers les médias, qui ne se retrouve absolument pas chez les démocrates.
Et cette hostilité croissante fut l’opportunité pour certain·es d’ouvrir un marché de l’information (alternative) calibrée pour des électeurices républicain·es de plus en plus déconnecté·es de la réalité. Ainsi, si Fox News reste l’étendard de la télévision qui roule pour Trump, Newsmax et OAN (One America News) ont pu faire leur nid dans le monde de la télévision trumpienne avec des lignes éditoriales souvent plus radicales que celle de Fox News, surtout pour OAN. Et sur Internet, ce fut l’occasion pour des figures dites « conservatrices » d’alimenter leur ascension en devenant des relais des idées trumpistes en plus de participer activement à la radicalisation de leur audience. Ce fut le cas par exemple de Ben Shapiro, Matt Walsh ou Candace Owens avec le Daily Wire, de Charlie Kirk avec TPUSA ou de Tim Pool avec son Timcast. Ainsi, les électeurices de Trump, définitivement devenu·es allergiques aux médias honnis par ce dernier, avaient enfin accès à la « pluralité » médiatique qu’iels recherchaient. C’est-à-dire une pluralité qui n’était pas synonyme de débat d’idées ou de lignes éditoriales variées, mais simplement une pluralité au sens où iels avaient enfin plusieurs médias qui leurs servaient les mêmes faits alternatifs et le même narratif sur différents canaux, sans jamais oublier d’avoir un bon mot pour Trump.
Mais si cette présidence a pu voir l’essor de « médias » relais du pouvoir, c’est aussi parce que cette famille politique était prête à prendre cette place et qu’elle possédait déjà les soutiens économiques et idéologiques qui lui ont permis de s’installer. Le Daily Wire a été fondé par deux anciens de TruthRevolt, un site financé par l’organisation de David Horowitz, qui a aussi lancé la carrière de Stephen Miller. Et ils ont pu le lancer grâce à un financement venant des frères Wilks, deux milliardaires qui ont obtenu leur fortune grâce à la fracturation hydraulique et qui finançait déjà PragerU (une organisation qui produit de la propagande de droite et d’extrême-droite). De la même manière, TPUSA a été fondé grâce au financement d’un membre du Tea Party avant d’être financé par des gens tels que le patron du lobby pétrolier aux États-Unis ou la femme de Clarence Thomas, un des neuf juges de la Cour Suprême. La naissance de cet écosystème médiatique d’extrême-droite a donc été rendu possible à la fois par une rhétorique et une pratique politique de Trump qui exacerbait les divisions et la méfiance à l’égard du milieu médiatique traditionnel. Mais aussi via un soutien économique et idéologique venant de riches donneureuses et de militant·es d’extrême-droite chevronné·es et influent·es qui avait déjà pu exploiter les années du Tea Party pour influencer le parti républicain et créer des relais pour leur propagande.
Et une autre pour l’institutionaliser…
Les années Biden furent une période pendant laquelle cet écosystème alternatif d’extrême-droite a pu se développer et se solidifier autour de Trump, même si ça ne fut pas évident d’entrée de jeu. Après la tentative de coup d’État du 6 janvier 2021, même Fox News s’était mis à se distancer de Donald Trump. Pareil pour Ben Shapiro par exemple qui essayait de pousser son Daily Wire vers des positions néoconservatrices plus « classiques ». Mais, rapidement, il devint évident que le 6 janvier n’allait pas avoir un effet si majeur que ça politiquement. Les sondages sur la popularité de Trump parmi les républicain·es chutèrent dans un premier temps, mais ils remontèrent rapidement et le parti ne pris pas du tout ses distances avec lui. Et côté démocrates, plutôt que de choisir de poursuivre Trump en justice d’entrée de jeu, le ministre de la Justice de Joe Biden, Merrick Garland, opta plutôt pour une commission d’enquête du Congrès, choisissant de laisser les étasunien·nes se faire leur avis. Une opportunité sur laquelle les médias alternatifs trumpistes se jetèrent afin d’exploiter cette commission d’enquête pour renforcer le discours sur la prétendue persécution de Donald Trump tout en essayant de l’exonérer et de retourner la commission contre les démocrates. Or, on connaît le résultat de cette commission d’enquête étant donné que Donald Trump a été réélu sans jamais être jugé pour ce qui s’est passé le 6 janvier.
Et cette faiblesse des démocrates, animé·es par une volonté de ne pas donner des munitions à Trump pour son discours de persécution, a certainement jouée en la faveur de Trump qui a pu prétendre que le 6 janvier n’était rien de bien important puisqu’il n’a jamais été réellement inquiété pénalement (et qu’il a fini par gracier les personnes jugées coupables de violences et autres délits/crimes ce jour-là). Le tout tombant dans les travers démocrates habituels qui refusent systématiquement d’opter pour une position réellement offensive contre Trump et les républicain·es, continuant à invoquer le fantôme d’un bipartisanisme qui était déjà mort et enterré avant même que Trump n’accède à la Maison Blanche en 2016.
Résultat, alors que l’élection de 2020 approchait, l’écosystème médiatique d’extrême-droite était plus fort que jamais et entièrement positionné en faveur de Trump qui ne manquait pas une occasion de les mettre en avant.
Et, depuis le retour de Trump à la Maison Blanche en janvier, son administration s’est lancée dans une opération d’institutionnalisation de cet écosystème qui vise à la fois à le mettre en avant, à favoriser le discours de Trump et à mettre à l’écart les médias traditionnels. Ainsi, lors des conférences de presse de Karoline Leavitt, la porte-parole de la Maison Blanche, on trouve aujourd’hui des personnes appartenant au groupe des « new medias » invitées par la Maison Blanche, soit un mix de médias, d’influenceureuses et d’activistes d’extrême-droite. Et leurs questions vont systématiquement dans la même direction : inonder Trump de louanges, insulter les démocrates et les autres médias et servir de relais à la propagande trumpiste. On peut penser à l’altercation en début d’année entre Zelensky, Trump et Vance au cours de laquelle un journaliste d’un de ces « new medias », Real America’s Voice, s’en est pris à Zelensky du fait que ce dernier ne portait pas de costume. Real America’s Voice étant un média hébergeant des émissions présentées par des gens comme Steve Bannon (ex-stratégiste de Trump, parrain de l’alt-right), Jack Posobiec (un troll néo-nazi qui est passé par OAN puis TPUSA) ou Charlie Kirk qui y diffusait son émission The Charlie Kirk Show.
Et cette ouverture de la Maison Blanche à des « médias » d’extrême-droite prends toujours plus d’importance avec la tenue par exemple d’une table ronde sur la « menace antifa » le 8 octobre dernier. Une table ronde présidée par Trump, entouré par la crème de son cabinet comme Stephen Miller, Kristi Noem (la papesse de la déportation des personnes migrantes), Pam Bondi (la ministre de la Justice) ou Kash Patel (le patron du FBI, lui-même ancien podcasteur conspirationniste d’extrême-droite). On pouvait retrouver autour de la table, invité·es en tant qu’expert·es ou victimes de la menace antifa, divers influenceureuses d’extrême-droite comme Jack Posobiec ou Andy Ngo qui documente les « exactions » antifas à Portland depuis des années, en lien avec les groupuscules fascistes violents locaux, comme les Proud Boys.
Elle peut même prendre des airs plus autoritaires comme avec ce qui s’est passé avec le press pool du Pentagone (les journalistes ayant accès à des locaux dans le Pentagone). Le ministre de la Défense, Pete Hegseth, a d’abord exigé que ces journalistes, et leurs médias, signent un document stipulant qu’iels devaient s’engager à ne publier que les articles et informations validées au préalable par le ministre lui-même. Face à une telle insulte à la liberté de la presse, tous les médias traditionnels du press pool ont refusé, Fox News et Newsmax inclus, et se sont vu retirer leurs cartes d’accès au Pentagone. Et pour les remplacer, l’administration a invité une flopée de médias et influenceureuses d’extrême-droite comme Jack Posobiec, TPUSA, Tim Pool, Real America’s Voice ou Lindell TV, une télévision lancée par Mike Lindell, un millionnaire proche de Trump connu pour son conspirationnisme et ses oreillers.
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Et tout ça se fait en plus des apparitions constantes de membres de l’administration sur des podcasts et émissions de cet écosystème médiatique fascisant, à défaut d’être fascinant, qui ont pu aller jusqu’à avoir J.D Vance, le vice-président des États-Unis, qui présente l’émission de Charlie Kirk après l’assassinat de ce dernier. En résulte un écosystème médiatique où l’administration boude les médias traditionnels et leur ferme ses portes (qui restent tout de même ouvertes tant les fuites d’informations sont monnaies courantes dans l’administration Trump). Alors que, dans le même temps, elle ouvre ces mêmes portes à des influenceureuses et des « journalistes » pas embarrassé·es par une quelconque forme de déontologie qui se font le relais de la propagande de Trump tout en se présentant comme des outsiders et des défenseureuses de la liberté d’expression qui rejettent le politiquement correct.
…Et briser l’écosystème traditionnel
Or, si le « politiquement correct » existe aux États-Unis aujourd’hui, il est bien le fait du parti républicain et de Trump en particulier. Car s’il y a bien une chose qui peut valoir une montagne de problèmes à des médias ou des individus, c’est bien le fait de critiquer Donald Trump. Et cette fois-ci, il ne fait pas que répondre à la critique par les insultes.
Les menaces envers les médias sont récurrentes, Trump ayant à plusieurs reprises exprimé le fait qu’il considérait que parler négativement de lui et de sa politique était non seulement faux mais surtout pouvait être illégal selon lui. Et ces menaces ont pu être mises à exécution comme ce fut le cas avec CBS. Suite au 60 minutes avec Kamala Harris pendant la campagne, Trump avait accusé la chaîne d’avoir monté l’émission de manière à favoriser Harris et lui avait intenté un procès en octobre 2024, réclamant 20 milliards de dollars. Une plainte largement jugée comme étant ridicule, autant dans ses demandes que ses justifications. Mais cela n’empêcha pas CBS de conclure un marché avec Trump, mettant fin aux poursuites en échange d’un versement de 16 millions de dollars au fond pour la construction d’une bibliothèque Trump. Un accord vraisemblablement passé car Paramount, la maison-mère de CBS, avait besoin de l’aval de l’administration Trump pour pouvoir effectuer sa fusion avec Skydance. Fusion qui a lieu, en échange de concessions supplémentaires de la part de Paramount et CBS qui ont accepté de mettre fin à leurs programmes d’inclusivité, d’effectuer des changements de lignes éditoriales pour rectifier des prétendus « biais » anti-Trump et qui ont annoncé la fin du Late Show de Stephen Colbert peu après que ce dernier ait critiqué l’accord passé pour mettre fin aux poursuites judiciaire de Trump contre CBS. Et depuis, Paramount a annoncé le rachat, pour 150 millions de dollars, de The Free Press, un média indépendant assez peu important dirigé par Bari Weiss, dont la production se concentre sur la critique du « wokisme ». Bari Weiss qui s’est alors retrouvée nommée rédactrice en chef de CBS News, qui depuis relaie beaucoup les articles de The Free Press, articles qui n’ont, étrangement, jamais été critique de Donald Trump alors que Bari Weiss se revendique de centre-gauche (dans les faits, elle ne fait qu’attaquer les « wokes » et défendre les républicain·es et Netanyahu dont elle est une ardente supportrice).
Cette situation avec CBS illustre bien la stratégie qu’adopte cette fois l’administration Trump face à l’écosystème médiatique traditionnel. Elle est prête à utiliser la justice et la menace de poursuites comme outils de chantage pour forcer les médias trop critiques de Trump à s’aligner derrière lui au mieux ou, au pire, à se taire. Or ces menaces judiciaires ont bien peu de chances d’aboutir et c’est bien l’intérêt économique qui a prévalu à CBS : il fallait l’accord de de la FCC (sorte d’Arcom étasunienne) de Trump pour la fusion donc Paramount a cédé à tout par intérêt économique. Et sans ça, les menaces de Trump ont bien moins de mordant. En témoigne le cas Jimmy Fallon. Il avait été critiqué par Brendan Carr, le patron de la FCC placé là par Trump, sur un podcast appartenant à l’écosystème d’extrême-droite trumpiste qui menaçait d’enquêter sur sa chaîne. Et peu après, Disney a suspendu Jimmy Fallon et son émission avant de les réintégrer la semaine suivante sans même que Fallon n’ait eu à s’excuser comme le demandait Trump et Vance. Et c’est bien la leçon que devrait prendre les médias étasuniens : oui, Trump est menaçant et agressif mais son administration n’a que rarement le courage de réellement mettre ses menaces à exécution, pour l’instant.
Mais il n’empêche que cela fait à peine 9 mois que Trump est revenu à la Maison Blanche et il a déjà fait bien plus pour s’attaquer à la liberté de la presse et pour promouvoir des « médias » alternatifs à sa botte que durant toute sa première mandature. Il y a donc fort à parier que les années à venir seront plus difficiles que jamais pour la liberté de la presse et pour l’information en général aux États-Unis. Et de l’autre côté de l’Atlantique, il peut être important de surveiller ce que Trump fait car ses engeances locales l’observent avec intérêt et la France n’est pas avare en influenceureuses et pseudos-médias d’extrême-droite, financés parfois par nos milliardaires d’extrême-droite favoris, qui n’attendent que l’arrivée au pouvoir d’un parti prêt à s’en prendre à la presse traditionnelle pour mettre en avant leur réalité imaginaire. Et si les producteurices d’info que sont les journalistes ne veulent pas se faire remplacer par des infox poussées par des milliardaires et autres fascistes, il leur faudra apprendre de la décennie passée et pousser les grands médias à arrêter de céder du terrain à l’extrême-droite au nom d’un pluralisme en laquelle cette dernière ne croit que quand ça lui ouvre des places sur nos ondes et nos journaux.